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LA REVUE DE PARIS

cloche de la première rime : de là une grande source de beautés soutenues et inattendues — c’est de la sorte, j’en suis sûr, que vous avez trouvé la corde à potence — mais de là aussi quelquefois de brusques et étranges figures qui auraient besoin d’être adoucies et fondues. Adoucir et fondre souvent, retrancher quelquefois, ce sont là les opérations secondaires, subalternes, qui suffiraient pour faire de votre œuvre, non pas une belle œuvre, elle l’est déjà, mais un chef-d’œuvre.

Vous vous étiez proposé un double but à atteindre, Corneille d’une part et Molière de l’autre. Corneille est atteint, mais non pas Molière ; ce serait plutôt Regnard, surtout Beaumarchais ; il y a dans votre pièce beaucoup du Mariage de Figaro.

Je ne vous parle pas des beautés innombrables qui m’ont frappé. J’en ai déjà causé avec vous et j’en causerai, j’espère, encore. Seulement excusez tout mon long bavardage, si tant est que vous l’ayez daigné déchiffrer, mais ne vous tenez pas quitte de ma franchise, tant que vous m’honorerez de votre amitié.

Sainte-Beuve

La part des éloges est assez belle dans cette lettre, mais la part des critiques y est assurément plus large encore et Sainte-Beuve ne ménage guère à Victor Hugo les vérités. Il faut convenir que ses reproches sont justes et que les défauts de ce premier essai dramatique sont relevés avec beaucoup de pénétration et de goût. Mais, si l’on se reporte à l’époque où fut composé Cromwell, la hardiesse et la nouveauté de l’œuvre y pouvaient compenser les fautes de métier et les invraisemblances. Quoi qu’il en soit, il est certain que Victor Hugo accepta de bonne grâce les sévérités de son jeune juge car, au bout de quelques jours, Sainte-Beuve répondait à sa confiance en le choisissant pour juge à son tour. Il repêchait ses pièces de vers dans ses tiroirs, faisait un choix de celles qu’il estimait les moins faibles, et, ce qu’il n’avait osé jusqu’alors avec personne, les envoyait à Victor Hugo.

Sainte-Beuve avait adressé à Victor Hugo une critique de critique. Victor Hugo lui montra ce que c’était qu’une critique de poète. C’était déjà, ce fut toujours sa manière, de ne voir d’abord dans les œuvres de ceux qu’il aimait que ce qu’elles avaient de bien et de n’en indiquer ensuite les faiblesses qu’en les éclairant par les éloges.