Page:Revue de Paris - 1904 - tome 6.djvu/737

Cette page a été validée par deux contributeurs.
737
LETTRES DE SAINTE-BEUVE

gauche et timide, et sa timidité le rendait sauvage. Rebelle à tout lien par caractère, il répugnait à l’idée du mariage ; il lui aurait fallu, dit-il, « une mademoiselle Lachaux, une mademoiselle de Lespinasse ou une Lodoïska ». Mais ces beautés-là appellent et veulent aussi la beauté, et, ce n’est pas tout qu’elles vous plaisent, il faut leur plaire. Les aveux de « Joseph Delorme » nous laissent supposer que le seul amour qu’il connut ne fut pas celui qui se donne.

Tous ces rêves avortés lui avaient fait une âme tourmentée. Il portait impatiemment le poids de sa solitude : il avait des relations, mais, s’il n’avait pas de maîtresse, il n’avait guère d’amis. Aucune affection n’était là pour le consoler, pour le conseiller. Son esprit inquiet cherchait en vain sa voie et son but. Nulle religion et nulle conviction. Que croire et que penser, que faire ? Il tombait dans des accès d’aigreur et de misanthropie. La part faite de l’exagération littéraire, il confesse ainsi dans Joseph Delorme sa secrète souffrance :

« Son âme n’offrait plus qu’un inconcevable chaos où de monstrueuses imaginations, de fraîches réminiscences, des fantaisies criminelles, de grandes pensées avortées, de sages prévoyances suivies d’actions folles, des élans pieux après des blasphèmes, s’agitaient confusément sur un fond de désespoir. »

Et cependant, au milieu de ces découragements et de ces défaillances, il est certain que Sainte-Beuve devait avoir la conscience de forces, de véritables forces intellectuelles, sentimentales peut-être, qui étaient en lui et qui se produiraient un jour ou l’autre.

Tel était, à peu près, l’état d’âme du jeune visiteur auquel Victor Hugo faisait bon accueil au commencement de 1827.

Le visiteur a raconté lui-même cette première visite, mais à longue distance, et bien froidement, à ce qu’il semble :

« La conversation roula en plein sur la poésie ; madame Hugo me demanda à brûle-pourpoint de qui donc était l’article un peu sévère qui avait paru dans le Globe sur le Cinq-Mars de De Vigny. Je confessai qu’il était de moi. Hugo, au milieu de ses remerciements et de ses éloges pour la façon dont j’avais apprécié son recueil, en prit occasion de m’exposer ses vues et son procédé d’art poétique, quelques-uns de ses secrets de rythme et de couleur. Je faisais dès ce temps-là des vers, mais pour moi seul et sans m’en vanter ; je saisis vite les choses neuves que j’entendais pour la première fois et qui, à l’instant, m’ouvrirent un jour sur le style et la facture des vers ; comme je m’occupais déjà de nos vieux poètes du XVIe siècle, j’étais tout préparé à faire des applications et à trouver moi-même des raisons à l’appui… »

5 Décembre 1904.