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LA REVUE DE PARIS

Victor Hugo logeait précisément au numéro 90 de la même rue. Il admira ce hasard et s’en alla du même pas sonner à la porte de son voisin, ami déjà. Sainte-Beuve était absent, mais dès le lendemain vers midi, il se présentait chez le poète. Victor Hugo, qui était à déjeuner, le reçut sans le faire attendre et lui témoigna la cordialité avec laquelle ces jeunes combattants de la mélée romantique accueillaient ceux en qui ils pouvaient espérer des recrues et des auxiliaires.

Sainte-Beuve avait alors vingt-trois ans ; il était laid de visage et peu gracieux de tournure, mais avec une physionomie assez expressive qui s’éclairait d’un regard pénétrant. Son père était mort avant sa naissance ; il avait grandi sans guide entre une mère et une tante, excellentes femmes, mais qui paraissent avoir été fort insignifiantes. Il avait achevé à Paris, au collège Charlemagne, d’excellentes études commencées en province. Sa mère était venue le rejoindre au sortir de ses classes et il habitait avec elle. Leurs ressources étaient médiocres, il avait dû prendre un état ; il avait choisi la médecine sans y avoir beaucoup de goût ; mais, par bonheur, M. Dubois, un de ses professeurs du collège Charlemagne, venait de fonder le Globe et lui avait fait une place dans son journal. Ses premiers articles, sur des sujets historiques ou géographiques, avaient tout de suite révélé ses maîtresses qualités, justesse et finesse ; mais ce succès-là ne le satisfaisait qu’à demi.

La critique était son don, la poésie était sa manie. Être un poète, un Byron, un Lamartine, voilà quel était par-dessus tout son rêve. Seulement, l’imagination lui faisait défaut, l’inspiration le fuyait, le vers lui résistait, ne venait qu’avec labeur et sans grâce. Dans son Joseph Delorme[1], qui est lui-même, il nous a confié ses tourments :

« Son premier amour pour la poésie se convertit en une aversion profonde. Il se sevrait rigoureusement de toute lecture enivrante pour être certain de tuer en lui son inclination rebelle… Ce qu’il souffrit pendant deux ou trois années d’épreuves continuelles et de lutte journalière avec lui-même, quel démon secret corrompait ses études présentes en lui retraçant les anciennes ! quels tressaillements douloureux il ressentait à chaque triomphe nouveau de ses jeunes contemporains !… »

Le malheur de Sainte-Beuve voulut que la poésie ne fût pas encore son seul amour déçu : de nature sensuelle, il aimait, il voulait, en même temps que la Muse, la femme ; et la femme, hélas ! lui échappait comme la Muse. Le sentiment de sa laideur le rendait

  1. Vie, Pensées et Poésies de Joseph Delorme (1829).