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LETTRES DE SAINTE-BEUVE

de la nourrir elle-même, de nourrir tous les enfants qu’elle aurait, et elle vit bientôt comme ce devoir était doux.

Voici ce qu’on a trouvé dans des feuillets de souvenirs laissés par madame Victor Hugo :

« Victor Hugo avait, à la naissance de sa Léopoldine, connu la paternité dans toute son extension et donné à son nouveau-né tout l’amour qu’il multiplia ensuite sur ses autres enfants. La chère fille, que sa mère allaitait, partageait la chambre conjugale, et, le jour venu, elle gravissait, de son berceau, le grand lit, et de son doigt naïf essayait d’ouvrir les yeux de sa mère pour lui faire comprendre qu’il était l’heure de s’éveiller. La mère résistait à la ténacité de son nourrisson, puis cédait, et c’était alors des joies et des rires à trois.

» Le jeune ménage emmenait, en toute sortie, le maillot chéri, qui, porté par sa bonne, allait devant, le visage tourné vers le couple heureux. Cette douce vue ne suffisait pas au père, il prenait sa fille dans ses bras pour la posséder tout entière. Il lui parlait, elle souriait, gazouillait, et avait à peine un an qu’elle jasait[1]… »

En 1825, un grave événement apporta dans l’amoureux ménage une juste fierté, mais en même temps un gros chagrin. Louis XVIII venait de mourir et Charles X allait être sacré à Reims. Victor Hugo était à Blois, chez son père le général Hugo, avec sa jeune femme et sa petite fille, quand il apprit tout à coup qu’il était nommé, ainsi que Lamartine, chevalier de la Légion d’honneur et invité aux fêtes du sacre. Décoré ! hôte du roi ! c’étaient là de grands honneurs pour un jeune homme de vingt-trois ans. Mais quoi ! il allait donc, pour la première fois, quitter sa femme et son petit enfant ! Il avait bonne envie de refuser au moins l’invitation mais son père déclarait qu’il ne pouvait décliner une distinction qui marquait une telle étape dans sa carrière. Le père d’Adèle était de cet avis, et Adèle elle-même était obligée de convenir, toute en larmes, qu’ils avaient raison. Il fallut donc se résigner à partir, avec quel déchirement ! L’absence ne devait pas être fort longue, — une quinzaine tout au plus, — mais elle aurait dû se prolonger toute une année, il se serait embarqué pour les Indes, que la séparation n’eût pas été plus cruelle. Et ce furent, au départ, des larmes, des embrassades, des recommandations sans fin. Victor part de Blois, le matin du 18 mai ; il arrive à Orléans vers quatre heures, et, en descendant de voiture, sans s’arrêter, sans s’asseoir, il demande une plume et se met à écrire :

« Tu ne saurais croire combien, depuis que je t’ai quittée, bien-aimée, le temps m’a paru long et la distance énorme. Je ne

  1. Inédit