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ble. On se résout donc à vivre non pas « chacun pour soi », ce qui serait absurde, mais « chacun chez soi », ce qui est prudent.

Nos Messieurs de Port-Royal n’étaient pas tous des saints, ni même des philosophes. On sait comment M. de Saci apaisait leurs petites séditions et prévenait leurs « refroidissements de charité ». Tous ne s’étaient pas élus selon des convenances personnelles ; quelques-uns étaient fort différents par les goûts et l’humeur. Mais aussi, tous ne cherchaient pas à satisfaire leurs passions, mêmes légitimes et innocentes… Délibérément, ils les supprimaient, ou tâchaient de les supprimer, et avec elles tous les intérêts particuliers, toutes les causes de mésintelligence et de conflit. Point de rivalité entre ces hommes volontairement pauvres, chastes, soumis à leur directeur, et qui faisaient « bloc » contre les ennemis de la pure doctrine.

Ils étaient heureux, dans leur désert. Ils n’étaient pas tristes. Leur gravité s’éclairait, discrètement, d’un sourire. Ils connaissaient des émotions sublimes, et de petits plaisirs, presque des plaisirs d’enfants. Toute la maison s’égayait quand M. François offensait la grammaire, ou quand M. Nicole, le plus distrait des hommes, faisait des voyages dans « l’Île des Abstractions ». Et quel événement inoubliable, cette « fête des six Antoines », où M. Antoine de Saint-Gilles Baudri d’Asson, allant se promener avec cinq Messieurs, ses homonymes, prit sa flûte d’Allemagne qu’il touchait admirablement bien, et joua des cantiques sacrés d’un ton si perçant « que tout le monde au dedans et au dehors était enlevé » ! Lancelot parle de cette joie qui se répandait partout et paraissait sur le visage des Solitaires ; « joie chrétienne », dit M. Giroust, joie accompagnée de discrétion et de modestie, qui surprend quelques personnes, et les oblige à confesser ingénument que ce si l’ermitage est triste, les ermites ne le sont pas ».


MARCELLE TINAYRE