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va seul se promener sur les montagnes, dans les bois qui entourent la maison de toutes parts, ou avec un autre, si on le désire, et l’on s’entretient de bons discours… »

C’était sans doute pendant cette heure de loisir et de récréation, entre le dîner et l’office de Nones, que les Messieurs recevaient leurs amis. M. Giroust dit bien qu’ils ne voyaient personne et n’étaient vus de personne, et qu’ils ne s’entretenaient que des nouvelles de l’autre monde, « ayant renoncé à toutes celles de celui-ci, et s’estimant plus obligés de s’enquérir des merveilles de leur céleste patrie que des accidents qui arrivent dans le lieu de leur bannissement ». M. Singlin, leur directeur, qui avait succédé à M. de Saint-Cyran, comparait, non sans un peu d’emphase, les pénitents à la chaleur qui, « lorsque l’hiver commence, se retire dans la caverne jusqu’à ce que le soleil l’en tire au printemps ; aussi les chrétiens qui sont échauffés de l’Esprit doivent quitter le monde où régnent les glaces et le froid, et se retirer dans les grottes et les solitudes, jusqu’à ce que l’Esprit les fasse sortir ». Et M. d’Andilly s’écriait : « Heureuse solitude, d’autant moins fréquentée des hommes qu’elle l’est plus des Anges ! » Naguère, lors du premier exode des Solitaires[1]. M. Le Maistre, retiré à la Ferté-Milon, dans une famille amie où se trouvaient quelques femmes, — fort pieuses et discrètes, à la vérité — avait reçu un avis très sévère de M. de Saint-Cyran, qui l’engageait à demeurer fort exactement dans sa chambre : « Je connais un peu le diable, que Tertullien dit n’être connu que des seuls chrétiens… Je sais qu’il n’a pas besoin de grandes familiarités ni de longues conversations pour blesser les âmes, et qu’une seule vue lui suffit, n’ayant pris David que par là, et Dina dans une seule sortie faite une fois de sa maison, sans avoir voulu parler à personne. Il faut être vieux dans les métiers pour en savoir les ruses. » À quoi M. Le Maistre, extrême en tout, répondit qu’il était résolu « non seulement de ne parler jamais à aucune femme, mais de se faire une règle générale de ne parler à personne. » M. de Saint-Cyran blâma cet excès de zèle, et M. Le Maistre eut permission de parler à ses amis

  1. Après l’arrestation de Saint-Cyran, M. Le Maistre et M. de Séricourt avaient dû quitter Port-Royal où ils revinrent en 1689, étant restés treize mois à la Ferté-Milon