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ne mangeait guère que du pain de son le plus grossier. Le reste de l’année, ils font quelques jeûnes au pain et à l’eau, « chacun selon ses forces et sa dévotion particulière, gardant en toutes les austérités la règle de saint Augustin qui est de faire tout ce qu’on peut faire et d’aimer dans les autres ce qu’on ne fait pas. Le plus faible n’empêche point le plus fort, comme le plus fort ne presse point le plus faible. Un seul d’entre eux boit du vin ; les autres ne boivent que du cidre ou de l’eau. Quelques-uns portent toujours le cilice ; d’autres, plus infirmes, ne le portent que quelques jours. Les uns prennent la discipline trois fois la semaine ; d’autres seulement une fois ; d’autres se contentent du cilice. Nul ne fait aucune austérité de son propre esprit, mais par la conduite et la discrétion de son confesseur[1]. »

Comme deux heures de la matinée étaient réservées au travail manuel, on se rendait sans cérémonie à ces fraternelles agapes. Les jardiniers arrivaient en justaucorps de toile, et, par les soirs d’hiver, on voyait M. d’Éragny revenir des bois tout crotté, se tremper les jambes dans un seau d’eau, et les tourner longtemps pour en ôter la boue, avant d’aller se mettre à table. Ce même M. d’Éragny, garde-forestier, jardinier, cuisinier, avait imaginé, pour se réchauffer, de ceindre sa taille et ses poignets d’une ficelle qu’il serrait plus fort quand le froid augmentait. M. Antoine Le Maistre, plus ingénieux, montait et descendait l’escalier dix fois de suite, en portant une lourde bûche, puis il rentrait tout gaillard dans sa cellule sans feu. Ces pénitents, aguerris par la discipline, « s’engraissaient de jeûnes », et pourtant quelques-uns moururent dans un âge avancé, après trente ou quarante ans de ce régime. On peut croire, sans offenser leur mémoire vénérable, qu’ils apportaient un estomac robuste et un bel appétit campagnard aux médiocres festins de Port-Royal. Nous aimons à nous les représenter, assis autour de la table, côte à côte avec leurs serviteurs, mangeant par portions comme les religieux, dans des plats de terre, tandis qu’on lit un chapitre du Nouveau-Testament. Il n’y a plus ni maîtres, ni valets, ni savants, ni ignorants, ni roturiers, ni gentilshommes, mais de bons ou-

  1. Récit de M. Giroust.