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LE
TESTAMENT PHILOSOPHIQUE
de
NIETZSCHE



L’un des traits les plus caractéristiques de la physionomie intellectuelle et morale de Nietzsche est l’instinct qui le portait, selon son expression, à perpétuellement « se dépasser » lui-même, à pousser, de déduction en déduction, une idée, une croyance, une affirmation jusqu’au point où elle se détruit elle-même par « auto-suppression » (Selbstaufhebung). Nous voyons ses convictions essentielles subir les modifications les plus radicales, et cela, non pas du tout parce que sa pensée est revenue en arrière ou a changé d’orientation, mais simplement parce qu’elle a progressé inexorablement, sans jamais s’arrêter, toujours dans la même direction. Nature foncièrement religieuse, il s’est détaché du christianisme à force de sincérité religieuse, et s’est fait athée par un raffinement suprême de moralité chrétienne. Âme tendre et délicate, ouverte à tous les sentiments de pitié et d’humanité, il est devenu égotiste à force d’altruisme, et il a prêché la « dureté » aux hommes par la bouche de Zarathustra. Nul plus que lui n’a connu le respect du devoir, et, par excès de probité morale, il en est venu à professer l’immoralisme, et à nier la distinction du bien et du mal. Il a ressenti mieux que personne la passion enthousiaste de la vérité, et pourtant il a fini, à force de sincérité scientifique et philosophique, par