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AR MÔR

Sans cesse, des nuages aux formes d’énigme surgissaient de la profondeur éclairée de l’occident, glissaient au ras du sol, d’une fuite équivoque, puis s’éloignaient comme la figure voilée du destin. Les devins, questionnés, répondirent :

— Ce sont peut-être les ombres projetées par des dieux qui se dérobent et dont nous ne savons encore interpréter les signes ni les mouvements.

Cet aveu d’ignorance accrut la perplexité des Kymris.

Tout, d’ailleurs, dans cette contrée, leur était un sujet d’incertitude et de trouble. Vainement ils essayaient de lui découvrir quelque trait de parenté avec les patries successives où leur fantaisie de pèlerins s’était passagèrement complu. La terre y était pauvre et nue, trouée, par places, de grandes vertèbres de granit, très vieille et très vénérable d’aspect. Pour toute végétation, des mousses, des ciguës amères, des arbustes nains, hérissés de dards et balançant des thyrses dorés ; çà et là des champs entiers de minuscules plantes aux teintes de pourpre pâle, qui rampaient. Les vastes chênaies qu’on avait traversées les jours précédents restaient massées aux abords de cet étrange pays sans en oser franchir la lisière, comme retenues par une terreur sacrée. Seuls, quelques ormes noueux se montraient au flanc des collines, en bosquets épars : encore y semblaient-ils enchaînés sans leur assentiment, ainsi que des captifs, et tourmentés d’une sauvage impatience de s’enfuir, tant leurs troncs inclinés faisaient effort pour s’arracher du sol et tant leurs branches, uniformément rebroussées dans la direction de l’est, s’épuisaient en contractions douloureuses, en gesticulations éperdues. Quel était donc ce voisinage inconnu, redouté des arbres mêmes ?… Les femmes qui, pour vaquer au repas du soir, étaient descendues remplir les jarres au creux du vallon, remontèrent toutes songeuses, en disant :

— Jamais nous n’avons vu fontaines pareilles : elles sont à la fois ténébreuses et limpides… Leurs eaux ruissellent, silencieuses comme des larmes… Lorsque nous y avons plongé les mains, nous avons senti frémir sous nos doigts quelque chose de soyeux, de souple et d’ondoyant comme une chevelure vivante… Des divinités mystérieuses dorment au fond de ces sources enchantées.