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LA REVUE DE PARIS

Mais la nature douée d’élection, la nature personnifiée !… Dernière erreur du dernier siècle !… Le XIXe ne fait plus de personnifications. » Le langage serait bien difficile si l’on interdisait les phrases où le sujet du verbe représente une force ou un ensemble de forces ; dire que la pesanteur fait tomber les corps, est-ce personnifier la pesanteur ?

Les phénomènes de la concurrence vitale sont très complexes, et ne peuvent s’exprimer qu’à l’aide de termes synthétiques. L’expression « sélection naturelle » représente précisément l’ensemble de toutes les causes qui interviennent dans la concurrence vitale. Là où Darwin emploie le terme « sélection naturelle », Bernardin de Saint-Pierre eût employé le mot providence, avec une acception identique, sauf que le mot providence implique que les forces naturelles sont des instruments dans la main d’une personne supérieure, qui prévoit les effets des causes et connaît le but. — La sélection naturelle, c’est la providence « dépersonnifiée ».

Il est probable, d’ailleurs, que si Darwin n’avait pas annoncé qu’il expliquait par la sélection naturelle l’évolution progressive des espèces, on n’aurait pas songé à faire à son principe, qui est une vérité évidente, les critiques vaines qu’on lui a opposées. Cependant, la forme du langage darwinien semble permettre la prévision des événements. Il la permet en effet dans l’hypothèse où l’on connaîtrait à l’avance toutes les conditions des phénomènes ; or, nous ne sommes jamais tout à fait assurés de connaître à l’avance toutes les conditions des phénomènes et la prudence scientifique nous interdit de définir le plus apte avant d’avoir constaté définitivement sa supériorité dans les circonstances présentes.

Les éleveurs de la Virginie ne possèdent que des cochons noirs ; pourquoi ? C’est qu’il existe dans ce pays une plante, le lachnanthes, qui est vénéneuse pour les cochons blancs et inoffensive pour les noirs. Rien ne pouvait faire prévoir a priori cette relation entre la pigmentation et la résistance à un certain poison. Supposez que nous ayons simultanément introduit, en liberté dans un parc de la Virginie, des cochons blancs très forts et très bien portants et des cochons noirs faibles et malingres ; il aurait été naturel de penser que les premiers devaient s’y acclimater plus facilement que les