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LA REVUE DE PARIS

Dieu leur pardonne et leur fasse paix ! Seule, ma mère qui, elle aussi,

Per amar molto ed esser poco amata
Visse e mori infelice[1],


seule, ma mère avait pitié de ma peine et souffrait de mon supplice et savait me prendre entre ses bras, calmer mon tremblement horrible, pleurer quand je pleurais, me consoler, Bénie, bénie soit-elle !

Sa voix s’altéra. Au fond d’elle-même, les yeux maternels se rouvrirent, cléments et fermes, infinis comme un horizon de paix. « Dis-moi, toi, dis-moi, ce que je dois faire ! Guide-moi, instruis-moi, toi qui sais ! » Toute son âme ressentit l’étreinte de ces bras ; et, du lointain des ans, la douleur reflua vers elle à pleins bords, mais sans âpreté, devenue presque suave. Les souvenirs de la lutte et de la souffrance la baignaient comme d’une onde chaude, la soutenaient, la réconfortaient. Sur quelles enclumes n’avait-il pas été battu, le fer de sa volonté ! Dans quelles eaux n’avait-il pas reçu sa trempe ! Dure, pour elle, avait été l’épreuve, et difficile la victoire, obtenue au prix d’un labeur tenace, contre les forces brutales et hostiles. Elle avait été témoin des plus atroces misères, des plus sombres ruines ; elle avait connu les efforts héroïques, la pitié, l’horreur, la face de la mort.

— Je sais ce qu’est la faim, Stelio, et ce qu’est la tombée de la nuit quand le gîte est incertain, dit-elle avec douceur.

Elle s’était arrêtée entre les deux murs et relevait sa voilette sur son front ; les yeux libres, elle regarda son ami.

Il pâlit sous ce regard, tant fut soudain son émoi et rude son étonnement, à la voir apparaître sous cet aspect inattendu. Il se trouva déconcerté comme par l’incohérence d’un rêve, incapable de relier cette extraordinaire apparition aux traces récentes de la vie, incapable d’appliquer le sens de ces paroles à cette même figure de femme qui lui souriait et dont les doigts nus tenaient encore le verre délicat. Pourtant, il avait bien entendu : et elle était là, cette femme, dans son beau manteau de zibeline, avec la douceur de ses beaux yeux

  1. « Parce qu’elle aimait beaucoup, mais était peu aimée, — vécut et mourut malheureuse… »