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LA REVUE DE PARIS

pendant des mois et des mois, et avoir le sentiment que ma vie est pleine. Et puis, une heure vient où rien au monde ne me paraît plus doux que ces yeux-là, et il y a une partie de moi-même qui reste inconsolable. J’ai entendu les marins de la Mer Tyrrhénienne appeler l’Adriatique le golfe de Venise. Ce soir, je songe que ma maison est sur le golfe, et elle me semble plus voisine.

Ils avaient rejoint la gondole. Ils se retournèrent pour regarder l’île de la prière où se dressaient les cyprès implorants.

— Il est là-bas, le canal des Trois-Ports, qui conduit à la mer libre ! — dit le nostalgique, s’imaginant déjà lui-même sur le pont de la goélette, en vue de ses tamaris et de ses myrtils.

Ils s’embarquèrent. Longtemps ils se turent. La mélodie continuait à descendre sur l’archipel clément. De même que la lumière du ciel imprégnait de soi les eaux, de même le chant du ciel se posait sur les terres. Mais, en face de la splendeur occidentale, Burano et Torcello apparaissaient comme deux galions ensablés ; mais les nuages se disposaient en phalanges, là-bas, vers les Dolomites.

— Maintenant que le dessein de ton œuvre est achevé, — dit-elle, continuant sa douce persuasion, tandis que son âme tremblait dans sa poitrine, — tu n’as plus besoin que de paix pour ton travail. N’as-tu point toujours travaillé là-bas, dans ta maison ? En nul autre lieu tu ne pourras apaiser l’anxiété qui te suffoque. Je le sais.

Il dit :

— C’est vrai. Quand la fureur de la gloire nous prend, nous croyons que la conquête de l’art ressemble au siège d’une ville forte et que les fanfares et les clameurs accompagnent dans l’assaut le courage, tandis que rien ne vaut, sinon l’œuvre qui croît dans le silence austère, rien ne vaut, sinon l’obstination lente et indomptable, rien ne vaut, sinon la dure et pure solitude, rien ne vaut, sinon l’entier abandon de l’esprit et de la chair à l’Idée que nous voulons faire vivre pour toujours au milieu des hommes comme une force dominatrice.

— Ah ! tu le sais ! — s’écria la femme.