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LE FEU

goutte, son âme même entrait dans le personnage du drame, et comment ses aspects, ses attitudes, ses gestes, ses accents concouraient à former la figure de l’héroïne « vivante au delà de la vie ». Elle fut comme une proie pour ces yeux voraces qui parfois la regardaient fixement avec une violence intolérable. Elle connut ainsi une autre façon d’être possédée. Il lui sembla qu’au feu de cette intelligence elle se dissolvait en ses éléments, et puis qu’elle se reconstituait sous une forme parfaite, par la nécessité d’un héroïsme dominateur du Destin. Sa tâche secrète concordant avec la vertu de la créature idéale, elle était induite à ne pas discorder de l’image qui devait lui ressembler. L’art secondait l’apparition du sentiment nouveau déjà préparée par elle.

Toutefois, elle souffrit de ce simulacre qui jetait son ombre sur la réalité de son renoncement et de sa douleur. Une étrange ambiguïté naquit de cette similitude entre son être et la fiction. À certains moments, il lui semblait que son effort caché la préparait à la réussite du jeu scénique et non à une conquête de sa conscience sur l’instinct obscur. Il lui semblait, à certains moments, qu’elle perdait sa sincérité humaine et se retrouvait dans l’état d’excitation factice où elle avait coutume de se mettre lorsqu’elle étudiait le caractère de la personne tragique qu’elle devait incarner. Elle connut ainsi un autre tourment. Elle se ferma et se contracta sous le regard de l’investigateur, comme pour empêcher celui-ci de la pénétrer et de lui ravir cette vie secrète. Elle eut peur du voyant. « Il lira dans mon âme les muettes paroles qu’il mettra dans la bouche de sa créature ; et moi, je ne pourrai les prononcer que sur la scène, derrière le masque ! » Elle sentit que sa spontanéité s’arrêtait. Elle éprouva des égarements et des découragements confus, suivis parfois de révoltes que provoquait un besoin impétueux de rompre cette fascination, de se faire différente, de disjoindre d’elle-même cette image qui devait lui ressembler, de briser ces lignes de beauté qui l’emprisonnaient et la contraignaient à un sacrifice déterminé. — N’y avait-il pas aussi dans la tragédie une vierge assoiffée d’amour et avide de jouissance, en laquelle un haut esprit reconnaissait l’apparition vivante de son rêve le plus ailé, la Victoire invoquée qui devait couronner sa vie ?