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de veiller aux chamelets nouveau-nés. On l’appelait Nourr (ténèbres) à cause de sa peau brune et peut-être aussi pour l’obscurité de sa naissance.

Pendant que les bergers reposaient somnolents sous les buissons, elle courait infatigable, d’une chamelle à l’autre ; elle ramenait les petits égarés à leur mère ; elle leur découvrait la mamelle sous le ventre escarpé ; elle contenait ce rien de corps sur cette hauteur de jambes mal assurées ; elle caressait ces museaux roses d’enfant, et baisait leurs paupières d’albinos.

Ou bien, elle sautait à travers les herbes avec la grâce et la souplesse d’un chat sauvage. Elle se baissait et se dressait sans cesse pour cueillir les flocons de laine blanche, s’élançait derrière une houppe fauve, grimpait à un arbuste pour détacher une touffe noire ; et souvent les ronces égratignaient son visage et ses bras, et déchiraient son unique chemise bleue, qu’un bout de corde retenait à la taille. Et à travers tant de trous apparaissait la maigreur basanée de son pauvre corps de fillette bédouine.

Un jour, elle fut mordue par un dromadaire : aux cris de l’enfant, Ismaël était accouru ; il l’avait emportée dans ses bras, déposée près de l’aiguade et, avec un pan mouillé de son manteau, il avait étanché la blessure.

Depuis ce jour, une entente vague et muette s’était établie entre eux. Et désormais Nourr raccommodait les déchirures de sa robe ; elle s’était même fabriqué, avec des haillons multicolores, une sorte de traîne dont elle balayait fièrement, et en se retournant pour observer l’effet, la broussaille. Elle peignait ses cheveux ébouriffés avec ses doigts et se rougissait les ongles et la paume des mains comme font les dames de grande tente. Elle courait moins parmi les pâturages ; quand elle avait rassemblé toutes les touffes volantes, elle s’asseyait non loin d’Ismaël et, la jambe gauche allongée, elle filait le testi, se servant de son orteil comme d’un rouet.

Ils ne se parlaient pas ; mais quand la petite flûte du pâtre chantait, la quenouille de Nourr tournait, tournait ; et le pouce du pied gauche — tendu comme une oreille — remuait en mesure avec des attitudes penchées quand la musique languissait, se redressait subitement aux sons aigres et se repliait triste aux notes finales…