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L’ÎLE DE PÂQUES

que je contemple à l’horizon le cercle souverain de la mer : voici que je partage leur angoisse devant l’énormité des eaux et que tout à coup je les comprends d’avoir accumulé au bord de leur terre infime ces géantes figures de l’Esprit des Sables et de l’Esprit des Roches, afin de tenir en respect, sous tant de regards fixes, la terrible et, mouvante puissance bleue…

Au crépuscule, nous sommes de retour à la région habitée, en face du mouillage de notre frégate. Les timoniers, avec des longues-vues, guettaient notre arrivée, et une embarcation se détache aussitôt du bord pour venir nous prendre. J’ai juste le temps de m’asseoir une dernière fois devant la mer, à la nuit tombante, au milieu de mes cinq amis sauvages, et nous attendons ensemble le canot qui m’emportera pour toujours. Ils ont l’air très frappé de mon départ et me disent, avec mélancolie, sous la voûte des nuages ramenés par le vent du soir, plusieurs choses que je voudrais mieux entendre. Quant à moi, j’éprouve un serrement de cœur en leur faisant mes adieux, — car ce sont de grands adieux et entre nous l’éternité commence : l’appareillage est fixé à six heures demain matin et, pour sûr, je ne reviendrai jamais.

***

Le soir, à bord, j’ai entre les mains, pour la première fois. une des tablettes hiéroglyphiques de Rapa-Nui, que le commandant possède et m’a confiée, un de ces « bois qui parlent », ainsi que les Maoris les appellent. Elle est en forme de carré allongé, aux angles arrondis ; elle a dû être polie par quelque moyen primitif, sans doute par le frottement d’un silex ; le bois, rapporté on ne sait d’où, en est extrêmement vieux et desséché. Oh ! la troublante et mystérieuse petite planche, dont les secrets à présent demeureront à jamais impénétrables ! Sur plusieurs rangs, des caractères gravés s’y alignent ; comme ceux d’Égypte, ils figurent des hommes, des animaux, des objets ; on y reconnaît des personnages assis ou debout, des poissons, des tortues, des lances. Ils éternisaient ce langage sacré, inintelligible pour les autres hommes, que les grands chefs parlaient, aux conseils tenus dans les cavernes. Ils avaient un sens ésotérique ; ils signifiaient des choses