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L’ÎLE DE PÂQUES

dressant comme pour sonder ces lointains toujours immobiles et vides. De quelle race humaine représentent-ils le type, avec leur nez à pointe relevée et leurs lèvres minces qui s’avancent en une moue de dédain ou de moquerie ? Point d’yeux, rien que deux cavités profondes sous le front, sous l’arcade sourcilière qui est vaste et noble, — et cependant ils ont l’air de regarder et de penser. De chaque côté de leurs joues, descendent des saillies qui représentaient peut-être des coiffures dans le genre du bonnet des sphinx, ou bien des oreilles écartées et plates. Leur taille varie entre cinq et huit mètres. Quelques-uns portent des colliers, faits d’incrustations de silex, ou des tatouages dessinés en creux.

Vraisemblablement, ils ne sont point l’œuvre des Maoris, ceux-là. D’après la tradition que les vieillards conservent, ils auraient précédé l’arrivée des ancêtres ; les migrateurs de Polynésie, en débarquant de leurs pirogues, il y a un millier d’années, auraient trouvé l’île depuis longtemps déserte, gardée seulement par ces monstrueux visages. Quelle race, aujourd’hui disparue sans laisser d’autres souvenirs dans l’histoire humaine, aurait donc vécu ici jadis, et comment se serait-elle éteinte ?…

Et qui dira jamais l’âge de ces dieux ?… Tout rongés de lichens, ils paraissent avoir la patine des siècles qui ne se comptent plus, comme les menhirs celtiques… Il y en a aussi de tombés et de brisés. D’autres, que le temps, l’exhaussement du sol ont enfouis jusqu’aux narines, semblent renifler la terre.

Sur eux, flamboie à cette heure le soleil méridien, le soleil tropical qui exagère leur expression dure en mettant plus de noir dans leurs orbites sous le relief de leur front, et la pente du terrain allonge leurs ombres sur cette herbe de cimetière. Au ciel, quelques derniers lambeaux de nuages achèvent de se dissiper, de se fondre dans du bleu violent et magnifique. Le vent s’est calmé, tout est devenu tranquillité et silence autour des vieilles idoles : d’ailleurs, quand l’alizé ne souffle plus, qui troublerait la paix funèbre de ce lieu, qui remuerait son linceul uniforme d’herbages, puisqu’il n’y a jamais personne et qu’il n’existe dans l’île aucune bête, ni oiseau, ni serpent, rien que les papillons blancs, les