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L’ÎLE DE PÂQUES


Ils chantent, les Maoris ; ils chantent tous, en battant des mains comme pour marquer un rythme de danse. Les femmes donnent des notes aussi douces et flutées que des notes d’oiseau. Les hommes, tantôt se font des petites voix de fausset toutes chevrotantes et grêles, tantôt produisent des sons caverneux, comme des rauquements de fauves qui s’ennuient. Leur musique se compose de phrases courtes et saccadées, qu’ils terminent toujours par de lugubres vocalises descendantes, en mode mineur ; on dirait qu’ils expriment l’étonnement de vivre, la tristesse de vivre, et pourtant c’est dans la joie qu’ils chantent, dans l’enfantine joie de nous voir, dans l’amusement des petits objets nouveaux par nous apportés.

Joie d’un jour, joie qui, demain, quand nous serons loin, fera pour longtemps place à la monotonie et au silence. Prisonniers sur leur île sans arbres et sans eau, ils sont, ces chanteurs sauvages, d’une race condamnée, qui, même là-bas en Polynésie, dans les îles mères, va s’éteignant très vite ; ils appartiennent à une humanité finissante et leur singulier destin est de bientôt disparaître…

Pendant que ceux-là battent des mains et s’amusent, mêlés si familièrement à nous, d’autres personnages nous observent dans une immobilité pensive. Sur des roches en amphithéâtre, qui nous dominent et font face à la mer, se tient échelonnée toute une autre partie de la population, plus craintive ou plus ombrageuse, avec qui nous n’avons pu lier connaissance : des hommes très tatoués, farouchement accroupis, les mains jointes sous les genoux ; des femmes assises dans des poses de statue, ayant aux épaules des espèces de manteaux blanchâtres et, sur leurs cheveux noués à l’antique, des couronnes de roseaux. Pas un mouvement, pas une manifestation, pas un bruit ; ils se contentent de nous regarder, d’un peu haut et à distance. Et, quand nous nous éloignons dans nos canots, le soleil couchant, déjà au ras de la mer, leur envoie ses rayons rouges, par une trouée dans de nouveaux nuages, encore soudainement venus ; il n’éclaire que leurs groupes muets et leur rocher, qui se détachent lumineux sur l’obscurité du ciel et des cratères bruns…