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LA REVUE DE PARIS

fois de ma vie, je puis placer quelques-uns de ces mots qui résonnent à mon oreille d’une façon encore si neuve et si mélodieusement barbare.

***

Les grandes statues, ce soir je ne les oublierai pas comme j’avais fait ce matin. Et, ma sieste méridienne finie, je les demande, dans son propre langage, au premier qui se présente à moi, à Atamou :

— Conduis-moi, je te prie, aux Sépultures.

Et il me comprend à merveille.

J’ai dit : sépultures (en tahitien : maraé, et à l’île de Pâques : maraï) parce que ces colosses de pierre, qui font l’objet de notre voyage, ornent les places où l’on ensevelissait, sous des roches amoncelées en tumulus, les grands chefs tombés dans les batailles. Ce nom de maraï, les indigènes le donnent également aux mille figures de fétiches et d’idoles qui remplissent leurs cases en roseaux et qui, dans leur esprit, sont liées au souvenir des morts.

Donc, nous partons, Atamou et moi, sans cortège par hasard, tous deux seuls, pour visiter le maraï le plus proche. Et c’est ma première course dans l’île inconnue.

En suivant à petite distance le bord de la mer, nous traversons une plaine, que recouvre une herbe rude, d’espèce unique, de couleur triste et comme fanée.

Sur notre chemin, nous trouvons les ruines d’une petite demeure, pareille à celle que le Danois habite. Atamou m’apprend que c’était la maison d’un papa farani (père français, missionnaire), et m’arrête pour me conter à ce sujet, avec une mimique excessive, une histoire sans doute très émouvante, que je ne démêle pas bien ; je vois seulement à ses gestes qu’il y a eu des guet-apens, des hommes cachés derrière des pierres, des coups de fusil et des coups de lance… Que lui ont-ils fait, à ce pauvre prêtre ?… On ne sait jamais à quel degré de férocité soudaine peut atteindre un sauvage, ordinairement doux et câlin, lorsqu’il est poussé par quelqu’une de ses passions d’homme primitif, ou par quelque superstition ténébreuse. Il ne faut pas oublier non plus qu’un instinct de cannibalisme sommeille au plus intime