Page:Revue de Paris - 1897 - tome 4.djvu/487

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

emportés par le vent, s’accrochaient aux arbres et aux fleurs. À chaque ligne, il trouvait des prétentions injustifiées, des témérités étourdies, et une véritable folie ambitieuse. Il lui semblait lire comme une description de ses défauts, et cependant, lorsque le dernier cahier avait volé en morceaux par la fenêtre, il en avait conçu de l’humeur ; très contrarié, il avait couru auprès de sa femme et il lui avait jeté alors bien des paroles injurieuses.

Mon Dieu, comme il l’avait tourmentée ! Une fois, pour la faire souffrir, il lui déclara que son père avait joué un rôle fort peu honorable dans leur roman, puisqu’il lui avait offert sa fille en mariage. Yégor Sémionovitch, qui l’avait par hasard entendu sans le vouloir, accourut dans leur chambre ; son désespoir était si grand, qu’il ne put articuler une parole ; il piétinait sur place et proférait des sons incohérents, comme s’il eût perdu l’usage de la langue. Et Tania, poussant un cri, tomba en défaillance. C’était simplement infâme.

Tout cela lui revenait en mémoire tandis qu’il examinait l’écriture bien connue. Kovrine s’en fut au balcon ; le temps était serein et doux, et l’on sentait la proximité de la mer. La baie, merveilleuse, réfléchissait les rayons de la lune et les innombrables lumières des fenêtres. C’était comme une fusion, délicate et agréable aux yeux, du bleu et du vert : ici, la couleur de l’eau rappelait celle du vitriol ; ailleurs, c’était le clair de lune condensé qui semblait remplir les profondeurs de la baie, et non plus l’eau de la mer. Mais quelle harmonie dans les nuances, quelle sensation à la fois suave et sublime !

Au rez-de-chaussée, les fenêtres situées sous le balcon devaient se trouver ouvertes, car on entendait nettement des voix de femmes et des rires. Il y avait sans doute une soirée.

Kovrine fit un effort et décacheta la lettre. Il entra dans sa chambre et lut ceci :

« Mon père vient de mourir. C’est à toi que je dois ce malheur, c’est toi qui l’as tué. Notre jardin va être perdu, les étrangers y commandent déjà : c’est là précisément ce que redoutait mon pauvre père. Cela aussi, je te le dois. Je te hais de toutes mes forces : puisses-tu périr le plus tôt possible !… Oh ! comme je souffre ! Une douleur insupportable brûle mon