Page:Revue de Paris - 1897 - tome 4.djvu/479

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

profit trouves-tu à ce que ton nom soit gravé sur un monument funéraire, puisque le temps effacera infailliblement cette inscription ? Et puis, vous êtes vraiment trop nombreux pour que la faible mémoire des hommes puisse conserver tous vos noms.

— C’est évident, acquiesça Kovrine. Et puis, à quoi cela servirait-il de les conserver ?… Mais parlons plutôt d’autre chose. Du bonheur, par exemple ; qu’est-ce que le bonheur ?

Lorsque cinq heures sonnèrent, André, assis au bord du lit, les pieds sur la carpette, disait au moine :

— Aux temps antiques, il y avait une fois un homme si heureux en toutes choses, qu’il finit par s’épouvanter de son bonheur ; pour apaiser les dieux souverains, dont il craignait la jalousie, il leur sacrifia sa bague, qu’il aimait beaucoup. Tu connais l’histoire, n’est-ce pas ?… — Eh bien, moi aussi, comme Polycrate, je commence à m’effrayer de mon bonheur. N’est-il point singulier que, du matin au soir, je n’éprouve que de la joie, une joie sans mélange et sans bornes ? Je ne connais plus la tristesse, le chagrin ou l’ennui. Tu vois, je ne dors pas, l’insomnie tient mes paupières ouvertes, et cependant je ne m’ennuie jamais. Je n’y comprends plus rien.

— Mais pourquoi donc ? — fit le moine d’un ton surpris. — Est-ce que la joie est un sentiment surnaturel ? Est-ce qu’elle ne devrait pas constituer l’état normal de l’homme ? Plus l’homme est développé intellectuellement et moralement, plus il est libre, et plus grande est sa joie de vivre. Socrate, Diogène et Marc-Aurèle étaient joyeux. Et l’apôtre nous dit, lui aussi : « Soyez joyeux. » Eh bien, réjouis-toi et savoure ton bonheur !

— Et si tout à coup les dieux s’irritaient contre moi ? dit Kovrine. S’ils s’avisaient de me retirer mon bien-être, de m’infliger le froid et la faim, pourrais-je m’estimer heureux ?

… Tania s’était réveillée, et maintenant elle considérait son mari avec épouvante. Il parlait tout haut, s’adressant au fauteuil et gesticulant. Ses yeux brillaient et sa physionomie avait quelque chose d’étrange.

— André, à qui parles-tu ? — lui demanda-t-elle en lui saisissant la main, qu’il avait tendue vers le moine. — André, voyons, à qui parles-tu ?