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Le faux Yégor Sémionovitch poussait un soupir et, après un silence, continuait :

— Lorsqu’il était petit, qu’il demeurait chez moi, il avait, lui aussi, une figure d’ange, si pure et si douce ! Aujourd’hui encore il a le regard, la voix, les gestes délicats et gracieux de sa défunte mère !… Et quel esprit ! Il nous étonnait toujours par son intelligence éveillée. Aussi bien ne passe-t-on point docteur comme cela ! Ce n’est pas peu de chose !… Et puis, dans dix ans d’ici, tu verras, Ivan Karlovitch, ce que ce garçon-là va devenir ! Il ne sera plus à notre portée !

Ici, le véritable Yégor Sémionovitch, se rappelant soudain les dégâts signalés par le jardinier, prenait une mine furieuse et criait en s’arrachant les cheveux :

— Oh ! les maudits, qui m’ont tout abîmé, gâché, bouleversé ! voilà mon jardin perdu ! absolument perdu !

Et Kovrine ? Il travaillait toujours avec la même ardeur et sans remarquer l’agitation qui régnait dans la maison. L’amour avait jeté de l’huile sur le feu qui le dévorait : après chacune de ses entrevues avec Tania, il s’en allait heureux, extasié, dans sa chambre, et, de la même passion avec laquelle il venait d’embrasser la jeune fille en l’assurant de son amour, il se plongeait dans son livre ou dans son manuscrit. Ce que le moine noir lui avait révélé des élus, de l’éternelle vérité, du merveilleux avenir promis à l’humanité, allumait dans son âme la conscience et l’orgueil de sa propre grandeur.

Une ou deux fois par semaine, il revoyait le moine noir dans le parc ou ailleurs, et chaque fois ils causaient longuement ; mais cela ne l’effrayait nullement ; bien au contraire, il en était charmé, car il était maintenant persuadé que des visions semblables n’apparaissent qu’aux hommes élus, hors ligne, à ceux-là seuls que passionne l’idée.

Un soir, le moine se manifesta pendant le dîner et s’assit près de la fenêtre, dans la salle à manger. Kovrine en fut ravi, et tout de suite il dirigea la causerie sur des matières capables d’intéresser le moine ; l’hôte noir écoutait en hochant la tête avec un air affable. Tania et Yégor Sémionovitch prêtaient l’oreille et souriaient, sans se douter que le jeune homme adressait ainsi la parole à un fantôme de son imagination.