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proviste, et pourtant, depuis sa quatorzième année, elle était presque sûre, sans bien s’en rendre compte, que Kovrine n’en épouserait pas une autre qu’elle-même. Maintenant, elle était surprise, et n’en croyait pas son propre témoignage… Il y avait des moments où, ne se sentant plus de joie, elle aurait voulu s’envoler vers le ciel et y prier Dieu ; il y en avait d’autres où, — émue à la pensée qu’il lui faudrait, au mois d’août, quitter la maison et abandonner son père, ou malheureuse de se trouver si nulle, si peu digne d’un grand esprit comme Kovrine, — elle s’enfermait pendant des heures et s’abîmait les yeux à force de pleurer…

Des visites survenaient : l’âme de Tania frémissait de joie et d’orgueil à l’aspect de son fiancé, qu’elle trouvait le plus beau des hommes. Toutes les femmes lui semblaient éprises de lui, envieuses de son bonheur à elle, et elle s’imaginait avoir dompté l’univers entier. Mais que son André sourît à quelque jeune fille, et il n’en fallait pas davantage à Tania pour se sauver chez elle, tremblante de jalousie et sanglotante…

Ces impressions nouvelles finirent par la dominer entièrement ; si bien que, tout en secondant son père dans sa besogne, elle ne remarquait ni les pêches, ni les chenilles, ni les ouvriers, indifférente même à la course des heures.

Il en était presque de même pour son père. Yégor Sémionovitch travaillait du matin au soir, toujours affairé, toujours grondant ; mais c’était comme dans une ivresse de songe. Depuis quelque temps, il y avait deux hommes en lui : l’un, le véritable Yégor Sémionovitch, qui, en écoutant le rapport du jardinier en chef sur quelques dégâts, s’indignait et s’arrachait les cheveux ; l’autre, un faux Yégor Sémionovitch, qui, brusquement, interrompait ce même jardinier au milieu de la conversation la plus sérieuse et, mettant la main sur l’épaule du bonhomme, balbutiait :

— On a beau dire, le sang est toujours le sang. Sa mère était une femme admirable, la plus intelligente, la plus noble du monde. C’était un vrai délice de contempler son angélique visage, si doux et si lumineux. Elle dessinait à merveille, composait des poèmes, parlait cinq langues, et quelle voix splendide !… La pauvrette mourut poitrinaire, que Dieu garde son âme !…