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— Tout n’est pas vrai dans les adages des Romains et des Grecs. L’exaltation, l’extase, tout ce qui, dans tous les temps, distingua des êtres ordinaires les prophètes, les poètes, les martyrs d’une idée, tout cela trouble les fonctions animales de l’homme, c’est-à-dire sa santé physique. Je te le répète encore une fois : si tu veux jouir d’une santé normale, tu n’as qu’à te joindre au troupeau.

— N’est-ce pas étrange ? tu me dis là des choses à quoi je songe bien souvent moi-même, — répondit Kovrine. — C’est à croire que tu m’as épié, que tu as surpris mes plus secrètes pensées... Mais parlons un peu d’autre chose : que veux-tu dire par la vérité éternelle ?

Le moine ne répondit point. Kovrine le regarda ; mais il ne pouvait déjà plus distinguer sa figure : les traits en devenaient de plus en plus nébuleux et peu à peu s’effaçaient. Puis la tête et les bras du moine s’évanouirent ; son corps se confondit avec le bois du banc, et il disparut entièrement dans le crépuscule du soir.

— L’hallucination est finie ! dit Kovrine : c’est dommage !

Tout joyeux il se dirigea vers la maison. Le peu que le moine lui avait dit ne flattait pas seulement son amour-propre : toute son âme en vibrait dans ses fibres les plus intimes. Etre l’un des élus, aspirer à la vie éternelle, compter parmi ceux qui avanceraient de mille et mille années l’avènement de l’humanité au royaume de Dieu, c’est-à-dire qui épargneraient à la race humaine mille et mille années de luttes, de souffrances et d’erreurs ; tout sacrifier à l’idée, jeunesse, vigueur, santé ; prêt à mourir pour le bien commun, — quel sort heureux et sublime !

Tout son passé pur, chaste, laborieux lui revint en mémoire ; il se rappela tout ce qu’il avait appris, tout ce qu’il enseignait aux autres, et il estima que les paroles du fantôme n’avaient rien d’exagéré.

En traversant le parc, il aperçut Tania qui venait à sa rencontre.

— Vous voilà ! s’écria-t-elle. Et nous qui vous cherchons partout... Mais qu’avez-vous donc ? — lui demanda la jeune fille d’un air surpris, en voyant son visage extatique et ses yeux pleins de larmes. Que vous êtes donc étrange, André !