Page:Revue de Paris - 1897 - tome 4.djvu/472

Cette page n’a pas encore été corrigée

uprêmes, qui vivez en pleine connaissance de cause, nulle serait l’humanité : réduite à se développer graduellement, selon l’ordre des choses, elle attendrait encore longtemps la fin de son histoire terrestre. Mais vous, les élus, vous avancerez de mille et mille années l’avènement de la race humaine au royaume de l’éternelle vérité ; c’est là votre grand mérite. Vous incarnez la bénédiction de Dieu, c’est par vous qu’elle descend sur les hommes.

— Et quel est le but de la vie éternelle ? demanda Kovrine.

— Mais celui que se propose toute vie : le bonheur. Le vrai bonheur est dans le savoir ; or, la vie éternelle offrira d’innombrables, d’inépuisables sources de savoir, et c’est ainsi qu’il faut comprendre cette parole : « II y a plusieurs maisons dans la maison de mon Père. »

— Si tu savais quel délice j’éprouve à t’écouter ! — dit Kovrine en se frottant les mains de satisfaction.

— J’en suis ravi.

— Mais je sais bien : lorsque tu seras parti, le désir de connaître ce que tu es me tourmentera sans répit. Tu es une apparition, une hallucination... C’est donc que j’ai l’esprit malade, que je n’ai plus ma raison, quoi ?

— Admettons-le. Eh bien, qu’est-ce qu’il y a d’effrayant ? Tu es malade parce que tu t’es surmené ; cela signifie, en d’autres termes, que tu as sacrifié ta jeunesse à l’idée, et que peut-être l’heure est proche où tu lui sacrifieras ta vie. Conçois-tu quelque chose de plus désirable ? C’est justement à quoi aspirent tous les esprits supérieurs.

— Mais si je me sais atteint d’une maladie mentale, puis-je désormais croire en moi-même ?

— Et sais-tu si tous les génies, auxquels le monde croit, n’avaient pas de visions ? Des savants ont bien affirmé que le génie est une forme de la folie... Ecoute, mon ami : les hommes ordinaires sont les seuls qui jouissent toujours d’une santé normale. Tous ces raisonnements sur notre siècle névrosé, sur le surmenage, sur la dégénérescence, etc., ne peuvent agiter sérieusement que ceux-là qui bornent la vie au seul moment présent, c’est-à-dire les êtres médiocres.

— Cependant les Romains disaient : mens sana in corpore sano.