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il passa devant les racines à nu des pins et descendit jusqu’au bord de l’eau, où son apparition troubla les bécassines et fit partir un couple de canards. Les derniers rayons du couchant se jouaient sur les cimes des pins qui décoraient ce paysage mélancolique, alors que la surface de la rivière était déjà tout à fait ténébreuse. Par un petit pont qui reliait les deux rives, André passa de l’autre côté. Devant lui s’étendait maintenant un vaste champ de seigle vert. Pas une maison alentour, pas une âme vivante ; à voir cet interminable sentier, on eût pensé qu’il menait vers la contrée mystérieuse où le soleil s’était couché tout à l’heure, vers le lointain horizon où flamboyait splendide la pourpre du soir.

« Quel silence, quelle liberté ! Comme on est bien ici ! — songeait Kovrine en cheminant. Il me semble que tout l’univers me regarde, attendant que je le comprenne... »

Mais voilà que des ondes coururent sur les épis de seigle, et une brise légère effleura la tête nue de Kovrine. Au bout de quelques minutes, un nouveau coup de vent, déjà plus fort : le seigle se mit à bruire, et le murmure sourd des pins arriva aux oreilles du jeune homme.

Étonné, il s’arrêta. Une grande colonne sombre, pareille à un tourbillon ou à un cyclone, se dressait de la terre jusqu’au ciel. Les contours n’en étaient point nettement dessinés, mais on voyait qu’elle ne demeurait pas en place, qu’elle avançait au contraire avec une vitesse prodigieuse, et précisément de de ce côté-ci, droit sur Kovrine. Plus elle se rapprochait, plus claire et moins grande elle devenait. André n’eut que le temps de se jeter hors du chemin, dans le seigle, pour faire place à la colonne...

Un moine en robe noire, à la tête blanche et aux sourcils noirs, les bras en croix sur la poitrine, passa rapidement devant lui. Ses pieds nus ne touchaient pas la terre. Quand il se fut éloigné à une distance de quelques mètres, il se retourna et regarda Kovrine ; il lui fit un signe et lui adressa un sourire en même temps affable et malin. Mais quel visage pâle, infiniment pâle et décharné ! De nouveau il grandit, passa au-dessus de la rivière, se heurta doucement contre la berge abrupte et contre les pins, glissa entre les branches et s’évanouit dans l’espace comme un tourbillon de fumée.