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II

Kovrine continuait à la campagne la même vie nerveuse et agitée qu’il menait dans la capitale. Il lisait et écrivait beaucoup, il étudiait l’italien, et quand il se promenait il se réjouissait par avance de se remettre au travail bientôt. Il dormait si peu, que chacun s’en étonnait ; si d’aventure il lui arrivait de s’assoupir une demi-heure dans la journée, il ne fermait pas l’œil de la nuit, et, après une longue insomnie, on le voyait joyeux et dispos comme si de rien n’était.

Il causait beaucoup, buvait du vin et fumait de bons cigares. Les Pessotzky recevaient souvent, presque tous les jours, les jeunes filles du voisinage qui chantaient et jouaient du piano avec Tania ; quelquefois se joignait à leur groupe un voisin, un jeune homme, qui maniait assez bien l’archet. Kovrine écoutait la musique et le chant avec une telle avidité, qu’il s’en pâmait, les yeux clos et la tête penchée.

Un soir, a l’heure du thé, il était sur le balcon et lisait. Au salon, Tania, qui avait un joli soprano, une de ses amies — un contre-alto — et le jeune violoniste étudiaient ensemble la fameuse sérénade de Braga. Kovrine faisait effort pour saisir le sens des paroles — qui étaient russes pourtant, — et ne parvenait pas à le pénétrer. Enfin, après avoir rejeté son livre et concentré son attention, il put comprendre : il s’agissait d’une jeune fille à l’imagination malade : elle entendait au jardin, par la nuit, des sons mystérieux, si beaux et si étranges, qu’elle croyait ouïr une harmonie céleste, inintelligible aux simples mortels. Les yeux de Kovrine commençaient à se fermer ; il se leva et, en proie à une faiblesse inexplicable, il fil quelques pas dans le salon et dans la pièce voisine. Lorsqu’on eut fini de chanter, il prit le bras de Tania et s’en fut avec elle sur le balcon.

— Depuis ce matin une légende me hante l’esprit, lui dit-il. Je ne me rappelle pas si je l’ai lue quelque part ou si je l’ai ouïe conter, mais c’est une légende des plus singulières et absolument insensée... D’abord, elle n’est pas très claire...