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de l’égoïsme ? croyez-vous qu’il ne me devrait pas plus de reconnaissance que si, cédant à des caprices d’enfant, j’eusse consenti à lui donner des plaisirs que la satiété ou le remords eussent bientôt rendus insipides ou amers ?

— Malgré vous, dit Lesec, vous séparez toujours l’idée de l’amant de celle de l’époux ; si l’intimité détruit le prestige, un époux, quelque parfait qu’il eût été, n’eut jamais pu vous inspirer d’amour.

— Je ne sais, dit ma marraine ; comment parlerais-je de ce que je n’ai point éprouvé ? Je me figure que le malheur et les traverses sont le meilleur stimulant d’une grande passion et j’ai toujours craint qu’au sein du repos et du bonheur elle ne s’éteignît de part ou d’autre.

— Ainsi vous n’auriez jamais épousé celui qui vous l’eût inspiré, dit Lesec. Oh ! madame, vous eussiez fait un bien beau, mais bien triste roman !

Ma marraine était devenue très pâle, et il semblait que, dans ce moment, elle n’eût pas la force de se soutenir. Elle s’assit, et garda un instant le silence. Puis, la conversation prit une autre tournure, et Lesec n’osa la ramener sur le premier sujet. Ma marraine parla de son avenir, de ses projets, de son bonheur intérieur, de sa philosophie avec un air si enjoué, si dégagé que Lesec, qui souvent dans le cours de la première conversation s’était imaginé qu’elle peignait son propre cœur et racontait son histoire au lieu d’établir une supposition, ne sut que penser.

— C’est le diable, dit-il, que de vouloir pénétrer le secret d’une femme. Celle-ci parle comme un livre et ne sent peut-être rien. Elle semble parfois rongée de chagrin, et tout cela aboutit à une migraine ! Ô femme, femme, tu es un étrange animal !

Georges Sand.