Page:Revue de Paris - 1895 - tome 3.djvu/236

Cette page a été validée par deux contributeurs.

égoïsme ? Vous accepteriez ses douloureux combats et ne l’en payeriez que d’un chaste et froid baiser !

— Froid ! oh non, mais il serait chaste, car l’amour le plus pur est aussi le plus ardent. D’ailleurs, ce serait autant pour lui que pour moi-même que j’élèverais entre nous cette barrière sacrée. Je rendrais son sort si doux en dépit de cette contrariété, qu’il la bénirait chaque jour de sa vie. Je lui abandonnerais tout le reste de mes volontés, je me soumettrais à toutes ses fantaisies.

— Tu quitterais même ta robe brune pour te faire jolie, dit Blanche qui s’était avancée sur la pointe du pied.

— Quoi ! vous êtes ici, señorita ! dit ma marraine en affectant de se fâcher. Eh bien, pour votre peine, restez et courez tous les dangers auxquels une pareille imprudence expose votre jeune cœur.

— Non, dit Blanche naïvement, Julien m’attend pour cueillir des bluets, et cela m’amusera mieux que votre philosophie sentimentale.

— Puisqu’elle est partie, dit ma marraine, je ne changerai rien à ce que j’allais dire. Oui, je serais son esclave dévouée ; et qu’y risquerais-je, s’il était tel que vous l’avez peint ? Je verserais mon sang pour le défendre, je supporterais la misère, le froid, la faim et les coups ; d’un bout de l’univers à l’autre, je voyagerais à pied pour le suivre ou le rejoindre. Je tremperais avant lui mes lèvres du vin de sa coupe s’il était menacé d’empoisonnement, et je conserverais sa vie aux dépens de la mienne, je le servirais à genoux, je lui sacrifierais ma réputation, si ce sacrifice pouvait ajouter à la sienne ; banni, aveugle, mendiant, je soutiendrais ses pas et panserais ses plaies. Et ce qui surpasse tout le reste, si, cédant aux faiblesses de la nature, il cherchait dans les bras d’une autre femme des plaisirs que je lui laisserais ignorer dans les miens, je supporterais cette douleur, cette jalousie, cette injure si mortelle au cœur de la femme, je lui pardonnerais, je le servirais encore, je servirais même et m’efforcerais de chérir ma rivale, s’il me l’ordonnait. Peut-être même n’oserais-je jamais lui dire ses fautes, car, si je le voyais rougir de honte et pleurer de repentir, je souffrirais plus que lui.

» Dites-moi, maintenant, Lesec, croyez-vous que ce serait là