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admiré de tous les hommes ; mais, pour qu’il triomphe de tout mon éloignement, de toutes mes préventions contre l’amour, il ne faut pas seulement qu’il soit un homme de mérite, car à ce compte j’aurais aimé beaucoup d’hommes dans ma vie. Il faut qu’il y ait dans son caractère de ces nuances délicates qui se plient et s’enlacent avec toutes les aspérités, toutes les bizarreries du mien.

— Eh ! doucement, dit Lesec, c’est le portrait d’un époux que vous me demandez, et non pas celui d’un amant. Un époux est un homme fait pour inspirer l’amitié encore plus que l’amour, et toutes ces petites nuances dont vous parlez doivent être en harmonie entre sa compagne et lui : autrement, point de paix domestique. Mais, avec un amant, qu’importent toutes ces misères ! L’amour vit de querelles et de raccommodements, et de sa nature, il est aveugle ; il ne voit point les défauts, il exagère les qualités.

— S’il était ainsi, il s’éteindrait vite, dit ma marraine.

— Est-ce que c’est un sentiment fait pour durer ? dit Lesec, en riant. Ah ! je vous crois, à ce coup ! vous ne le connaissez pas.

Un éclair jaillit des longues paupières noires de ma marraine ; puis, comme de coutume, sa physionomie se ternit l’instant d’après.

— J’ai vu pourtant des exemples du contraire, dit-elle, et je crois que l’amour tel que je l’entends doit durer autant que la vie.

— Fort bien ! vous l’unissez dans vos idées à l’amitié, et, fondant ensemble ces deux affections, vous en faites un sentiment si fort que rien dans la nature ne peut lui être comparé. Mais, hélas ! c’est un beau rêve, un rêve digne de votre cerveau romanesque, de penser qu’il peut exister.

— Pourquoi pas, mon cher Lesec ?

— Parce que les plaisirs de l’amour traînent après eux la satiété et que la satiété éteint l’amitié elle-même.

— Aussi, dit ma marraine vivement, l’amour dont je rêve serait chaste et pur comme le lit d’une vierge.

— Attendez, dit Lesec, je comprends et je vais détailler le portrait : — Il faudrait qu’il eût une âme de feu et un corps de glace… Oh ! non, dit-il en se reprenant, cela sort de la nature. Il n’existe pas d’homme dont le cœur éprouve l’amour