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REVUE DE PARIS.

— Belle difficulté, mon ami ! repartit de nouveau le bon moine. Vous êtes laïque ; allez en Syrie, et bâtissez un harem.

— Vous avez l’esprit fertile et plein de ressources, cher et vénérable prieur ; mais je vous remercie, lui répondis-je gaiement à mon tour ; je n’aime pas les Turcs, et ils n’aiment guère les papistes, ces huguenots sauvages qui se permettent d’accommoder si rudement tout ce qui tombe entre leurs mains. Vraiment, je ne suis pas comme le perdreau qui veut être rôti, ou comme le râble du lièvre qui demande à être mis à la broche, ainsi qu’on peut le voir au Cuisinier royal. — Et vous, père Le Bègue, poursuivis-je, me tournant vers un petit personnage d’un aspect fort original qui jusque-là avait gardé le silence, et que je venais de reconnaître pour un célèbre musicien de Saint-Roch ; allons, voyons, dites-nous, je vous prie, que ferez-vous de votre part ?

— Ce que j’en ferai, messieurs ! riposta vivement le bonhomme avec l’énergie que procure un bon repas et s’adressant à l’assemblée, qui se calma aussitôt pour mieux entendre sa réponse ; ce que j’en ferai !… Je donnerai sur-le-champ congé au roi ; je lui dirai : Sire, vous m’ennuyez ; cherchez un autre organiste. Puis, au lieu de fonder, à votre instar, des réclusions ou des sérails, je ferai bâtir une immense salle de concert, avec un buffet d’orgues merveilleux, où tout le peuple serait admis gratuitement, comme jadis le peuple romain dans le cirque ; puis j’établirai un conservatorio comme il en existe depuis longtemps en Italie, ce dont notre pauvre France a grand besoin… Hélas ! messieurs, la musique s’en va ! L’école flamande est morte ! La bonne école de Lully s’efface de plus en pins chaque jour ! C’est à peine si vous trouveriez deux bons chanteurs en Picardie, ma patrie, en Picardie, où toute l’Europe, où Rome et Naples, il n’y a pas un siècle, venaient chercher leurs habiles musiciens, comme aujourd’hui on va chercher la morue au grand banc de Terre-Neuve !

Un rire unanime accueillit cette étrange palinodie, et chacun de déclarer au père Le Bègue qu’il avait le cerveau détraqué comme ses orgues, qu’il était fou.

Les plus turbulents criaient : Vivent les buffets d’office ! à bas les buffets d’orgues ! Et de ce nombre était notre moine à la voix forte et à la mine rubiconde et joufflue.

— Quant à moi, messieurs, leur dis-je, croyez-en le comte de Brederode ; je vous tiens, tous tant que vous êtes, pour autant de triples et quadruples fous ! et je fais si peu de cas de la fortune, que,