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mœurs nouvelles, et qu’elles ne remplaçassent pas leur déguisement actuel par l’acquisition des vertus nobles et solides, dont jusqu’alors elles n’auraient pu sentir le besoin, on peut dire, sans hésiter qu’elles paraîtraient aux hommes civilisés les dernières des créatures ; elles ne pourraient plus se livrer à cette activité incessante que leur déguisement favorise ; elles passeraient d’une supériorité brillante à une affreuse nullité, sans aucun moyen de suppléer au manque d’estime qu’on professe généralement pour les êtres qui ne sont accessibles qu’aux jouissances des sens. En preuve de ce que j’avance, je vais tracer une légère esquisse des usages de la société de Lima, et l’on jugera, d’après cet exposé, de la justesse de mon observation.

La saya, ainsi que je l’ai dit, est le costume national ; toutes les femmes le portent à quelque rang qu’elles appartiennent ; il est respecté et fait partie des mœurs du pays, comme, en Orient le voile de la musulmane. Depuis le commencement jusqu’à la fin de l’année, les Liméniennes sortent ainsi déguisées, et quiconque oserait enlever à une femme en saya le menton qui lui cache entièrement le visage, à l’exception d’un œil, serait l’objet d’une indignation générale et sévèrement puni. Il est établi que toute femme peut sortir seule ; la plupart se font suivre par une négresse, mais ce n’est pas d’obligation. Ce costume change tellement la personne, et jusqu’à la voix dont les inflexions sont altérées, qu’à moins que cette personne n’ait quelque chose de remarquable, comme une taille très élevée ou très petite, qu’elle ne soit boiteuse ou bossue, il est impossible de la reconnaître. Je crois qu’il faut peu d’efforts d’imagination pour comprendre toutes les conséquences résultant d’un état de déguisement continuel, que le temps et les usages ont consacrée, et que les lois sanctionnent ou du moins respectent. Une Liménienne déjeûne le matin, avec son mari en petit peignoir à la française, ses cheveux retroussés absolument comme nos dames de Paris ; veut-elle sortir, elle passe sa saya sans corset (la ceinture de dessous serrant la taille suffisamment), laisse tomber ses cheveux, se tape[1], c’est à dire se cache la figure avec le menton, et sort pour aller où elle veut. Elle rencontre son mari dans la rue, qui ne la reconnaît pas[2] ; elle l’agace de l’œil, lui parle, se fait offrir des glaces, des fruits, des gâteaux, lui donne un rendez-vous, le quitte, et entame aussitôt un autre entretien avec un officier qui passe et lui plaît. Elle peut pousser,

  1. Tapada veut dire se cacher la figure avec le menton.
  2. Plusieurs maris m’ont assuré ne point reconnaître leurs femmes lorsqu’ils les rencontraient.