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Cependant lorsqu’il vit l’attitude brisée de cette triste jeune fille, un mouvement de bonhomie lui fit jeter le reste de son maryland, et il s’approcha d’elle avec autant de douceur qu’il en put mettre dans sa démarche et dans sa voix.

« À quoi donc pensez-vous, miss Jenny ? lui dit-il en s’asseyant sur le banc auprès d’elle.

— Je me demande où vont ces flots, répondit-elle en lui montrant les remous que fendait la coque du navire ; je me demande où va la vie. Peut-être faudrait-il pour être heureux courir comme ces vagues et ne s’attacher nulle part. C’est ainsi que vous faites, Melchior ; vous n’aimez que la mer, n’est-il pas vrai ? vous pensez que la terre n’est pas la patrie des ames fortes.

— Ma foi, je ne sais pas quelle est la destination de l’homme, dit Melchior ; je ne m’en inquiète pas plus que de ce que devient la fumée de ma pipe quand je la jette au vent qui l’emporte ; j’aime la terre, j’aime la mer, j’aime tout ce qui passe à travers ma vie. Quand je suis ici, je ne sais rien de plus beau qu’un navire bien gréé, qui a le vent dans toutes ses voiles, et dont la banderolle voltige au milieu d’un bataillon de pétrelles. Mais quand je suis là-bas, j’aime à regarder une belle maison dont toutes les fenêtres, dont tous les balcons sont pavoisés de jolies femmes. Le ciel est beau sur l’océan ; il est beau la nuit sur les savanes ; il est beau encore le matin derrière les nuages gris de ma patrie. Que sais-je, moi, si l’homme est fait pour voyager ou pour rester ? Dites-moi lequel est plus heureux de l’oiseau ou du poisson. Je ne suis pas de ceux à qui il faut peser l’air et choisir le biscuit. Où je suis je sais vivre ; où le vent me porte je m’acclimate et me mets à fleurir, en attendant qu’un vent contraire me pousse à l’autre rive du monde, comme ces algues que vous voyez passer là dans notre sillage, et qui s’en vont achever sur les côtes d’Amérique leur floraison commencée aux grèves de l’Asie.

— Aucun lieu du monde ne vous a donc laissé de regrets ? dit Jenny.

— Aucun, dit Melchior, si ce n’est celui où tous les ans je laisse ma mère. Après elle je n’aime personne beaucoup plus qu’un bon cigarre. Je n’ai connu aucun homme assez long-temps pour échanger du bonheur avec lui. Notre amitié n’était jamais qu’un jour volé en passant aux dangers de la mer et aux chances de la destinée. Le lendemain devait nous séparer, et c’eût été faiblesse que de nous apprêter des regrets.