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LA REVUE DE PARIS

Sir Francis Burdett, le révolutionnaire de 93, le radical de 1807, l’apôtre enfin de la réforme, avait passé aux tories. Ce fut le scandale d’un jour. Usé, fini depuis long-temps, il n’apporta rien au parti qui le reçut, il n’ôta rien au parti dont il se séparait.

On s’est donné beaucoup de peine pour expliquer cette défection. Refroidi par la vieillesse, mécontent d’être retombé dans l’oubli et revenu de toutes ses illusions révolutionnaires, on comprend qu’il ait pu contempler avec épouvante les conséquences de ces mêmes principes dont il avait été si enthousiaste autrefois, quand ils eurent dépassé le but qu’il leur avait fixé, et que, n’étant plus retenus dans un seul courant, ils se furent répandus dans tous les élémens de trouble et de désordre qui remuent encore le fond de la société britannique ; mais pour qu’il ait consenti à se joindre à ses vieux ennemis qui ne l’estimaient pas, et qu’il avait abreuvés d’outrages, il faut que des motifs plus secrets et plus puissans aient agi sur son intelligence affaiblie. La calomnie n’a pas cru elle-même que sa désertion fût la suite d’un marché conclu avec le parti qui l’adoptait. Il est fort possible que cette conversion, dont on a vainement cherché le motif, ait été déterminée par des alarmes et des intérêts d’une nature beaucoup plus personnelle. Il nous faut donc signaler ici un autre défaut qu’on a reproché à sir Francis Burdett, et qui semblerait ne pas devoir figurer dans un portrait politique : nous voulons parler de son avarice ; mais chez les hommes publics, il n’y a presque pas de vices ni de qualités privées. La nature humaine ne se prête point à ce dédoublement moral auquel on croit l’assujettir, et les actes les plus extérieurs tiennent, sans qu’on se l’avoue, à des causes tout à fait intimes. Sir Francis Burdett, dont la fortune dépendait des produits de la culture du sol, s’était violemment opposé à tout remaniement des corn-laws, que son vote avait contribué à établir en 1815. Ce n’est pas là un de ses moindres contrastes : l’irritation croissante qui menaçait le sort d’une législation dont il recueillait le fruit, a pu effrayer son avarice, et peut-être n’a-t-il passé aux conservateurs que pour défendre cette cause à tous commune, s’imaginant qu’il leur serait un précieux renfort, comme si l’autorité de son nom ne s’évanouissait point par le fait de cette trahison même.

Ainsi a fini l’un des hommes les plus populaires qui aient paru dans la Grande-Bretagne. Nous emparerons-nous de ses fautes, de sa médiocrité personnelle, de l’indifférence où la multitude le laissa après l’avoir élevé sur son pavois, du scandale de sa palinodie enfin, pour déclamer contre la popularité ? On en a déjà dit trop de mal, sans que nous venions enchérir encore sur ce texte banal. Après tout, la popularité n’est pas si stérile qu’on veut bien le dire. Sir Francis Burdett, dont nous venons de raconter la vie, tout vaniteux qu’il était, quoi qu’il fût une de ces idoles creuses qui ne méritent pas l’encens dont on les enivre, n’a pas été nuisible, n’a pas été inutile à son pays, Il lui a rendu au contraire un service que la postérité n’oubliera point, l’homme qui seul, pendant vingt ans, fut le plus constant et presque le seul défenseur de la réforme au sein d’un parlement devenu la propriété et l’instrument de l’aristocratie, qui a rappelé aux patriciens, au milieu des transports qu’excitait en eux l’impunité de la corruption, qu’ils auraient un jour à comparaître devant l’Angleterre désabusée, qui a entretenu les espérances du parti plébéien et relevé son courage, qui enfin, pendant qu’un sénat ambitieux se rangeait du côté de la contre-révolution européenne peur abaisser la France, a continué l’œuvre de la révolution intérieure, comme pour protester en faveur des droits de la race humaine, et a fait entendre les accens de la liberté après que les Fox, les Gratlan, les Sheridan, les Grey se furent endormis les uns dans leur silence, les autres dans la tombe.

Comme on a médit de la popularité on devait médire aussi des tribuns, et l’exemple que nous venons de développer, où nous avons essayé de prouver qu’ils sont un tempérament indispensable à la puissance énorme des privilégiés sous le régime aristocratique, ne parviendra pas à détruire les jugemens sévères qu’on a porté sur eux, Peut-être serait-il nécessaire d’y ajouter plus tard un nouvel exemple pour compléter notre pensée ; car, à notre sens, il n’y a pas qu’un seul modèle de tribun du peuple : s’il en est qui se laissent pousser par la multitude, il en est aussi qui savent la conduire. Les uns, nous en convenons, prenant la popularité pour but de leurs efforts et non pas comme moyen, rapportent tellement à leur personne le culte enthousiaste, dévoué, dont leur nom est devenu le symbole : ils sont les instrumens de la foule, les agens passifs d’une idée dont ils reçoivent l’impulsion, à ce point qu’elle les dépasse s’ils s’arrêtent, qu’elle les abandonne s’ils veulent aller plus vite qu’elle. Sir Francis Burdett fut de ces derniers. Mais les autres ont devant les yeux un noble dessein qui les passionne et qu’ils poursuivent sans relâche. Leur ambition est grande comme leur conviction ; ils aiment la popularité, mais pour la force qu’elle leur donne ; sans ce levier ils ne soulèveraient pas leur monde : instrument terrible dans leurs mains qui brise tous les obstacles, ou les brise eux-mêmes. Ces tribuns-là, il faut en parler avec respect ; car on ne peut traiter dédaigneusement ceux de qui dépend quelquefois la destinée des plus grands empires. Il suffit de nommer les Gracques dans l’antiquité, Daniel O’Connell dans nos temps modernes, pour caractériser la distinction que nous voulions établir.


Il est curieux d’observer les mouvemens de la presse anglaise à l’égard de l’Allemagne. À quoi tient cet esprit de réaction subite contre un pays dont on vantait si volontiers naguère les instincts constitutionnels et les tendances généreuses ? Serait-ce parce que l’Allemagne prend aujourd’hui plus que jamais au sérieux son système du Zollrerein, qu’on change tout à coup de ton et de langage à son endroit ? Il ne s’agit plus en effet dans le Times de ce poétique Germain, de ce rêveur amoureux de chansons et de vin du Rhin, discutant à outrance le régime constitutionnel entre une bouteille de Rudesheimer et un volume s’endormir depuis des siècles avec l’idée de l’unité de son pays, et de se lever pour faire la révérence à ses trente-huit princes qu’il a vus passer en rêve, tout chamarrés de croix et de cordons. Quant au Zollrerein, on l’appelle une lubie du roi de Prusse. Le Zollrerein a bien la mer à sa disposition, mais le Zollrerein n’a point de flottes, et les villes anséatiques, n’existant que par la grace de l’Angleterre, ne s’associeront jamais au système prussien, auquel le roi de Hanovre, en fidèle parent de la reine Victoria, ne donnera jamais sincèrement son adhésion. Tel est à peu près le ton dont use en ce moment la presse anglaise à l"égard de l’Allemagne. Essayons d’en trouver la raison. La Prusse vient de signer, il y a un mois, au nom du Zollrerein, un traité de commerce avec les états de l’Amérique du Nord. En vertu de ce traité, les tabacs américains ne passeront plus par Hambourg et Lubeck, mais directement par la Hollande et la Belgique. Il est hors de doute que la Prusse, en signant ce traité, avait pour but d’amener les villes anséatiques à entrer en négociation avec le Zollrerein. De là, la mauvaise humeur des journaux anglais, et notamment du Times, qui a senti l’un des premiers le contre-coup de cette manœuvre, et déclaré d’un ton goguenard à l’Allemagne que la mer, le commerce et l’industrie n’étaient pas son affaire. À en croire les politiques du Times, Dieu aurait créé et mis au monde l’Allemagne uniquement pour se donner le plaisir de la voir batailler avec la France sur les bords du Rhin. De son côté, la presse allemande n’a pas manqué de répliquer, comme on pense. Le dernier numéro de la Gazette de Trêves contient une réponse des plus véhémentes adressée au Times. Sans reproduire ici les gros mots et les phrases peu parlementaires que ces deux feuilles trouvent bons de se renvoyer mutuellement, nous citerons les lignes qui terminent l’article de la gazette allemande : Dieu merci ! les temps de honte et de décadence sont passés pour nous. Nous ne sommes plus les mercenaires de la compagnie des Indes, pour combattre le seul peuple dont les idées et les interdits se concilient avec les nôtres. Nous ne nous battrons plus avec la France au profit de l’Angleterre.

Quant aux bravades de vos journaux, nous n’en sommes pas dupes. Elles n’empêcheront pas le Zollrerein de s’établir, de s’étendre, et de conclure des traités avec les puissances étrangères,

Que M. Guizot et ses maîtres vous consultent avant de faire un pas, cela prouve plutôt la faiblesse de ceux qui gouvernent la France à cette heure que votre propre force ; mais vous pouvez vous le tenir pour dit, dorénavant cette Allemagne si lourde et si dénuée de sens pratique se passera de vos inspirations. Tôt ou tard les villes anséatiques seront forcées de s’associer au Zollrerein, et le Hanovre lui-même vous échappera, bien que vous cherchiez, par tous les moyens de corruption, à entraver la marche régulière du système. La presse allemande veillera, et, pour n’être ni aussi libre ni aussi coûteuse que la vôtre, elle n’en remplira pas moins ses devoirs, tout en buvant, comme vous dites, en chantant et en contant fleurette aux belles filles, »