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soit qu’il n’en voulût pas avoir le démenti, la question serait vidée pour l’avenir par le jugement de l’opinion souveraine. Le courroux de la chambre, piquée au jeu par ce mépris nouveau et bien plus grave de ses prérogatives, le servit à souhait et dut même dépasser son espérance. Dénoncé par l’un de ses collègues, sir Francis Burdett fut déclaré coupable du même délit que John Gale, quoique Sheridan et sir Samuel Romilly eussent fait pour le défendre, et, comme il était membre des communes, la Tour lui fut désignée pour prison.

Ici la situation se dramatise. L’arrêt avait frappé le tribun ; il restait à l’exécuter sur le député. Celui-ci n’avait eu d’autre but que de provoquer une scène où il pût faire intervenir la multitude ; si c’était d’abord pour l’honneur des principes qu’il avait attiré sur lui-même la colère de la chambre, il finit par faire tourner cet évènement au profit de sa propre gloire. Pendant trois jours le sergent d’armes se présenta en vain chez lui pour exécuter le warrant des communes, il fut forcé de se retirer devant les protestations de sir Francis Burdett et l’attitude menaçante du peuple. Il fallut enfin recourir à la force ; le quatrième jour, la police, assistée d’un détachement considérable de troupes, pénètre dans la maison de Burdett ; elle le trouve entouré des membres de sa famille ainsi que de ses amis intimes, et tenant sur ses genoux son fils, jeune écolier d’Eton, à qui il fait traduire la Magna Charta pour compléter le tableau. À la vue des constables l’élu de Westminster renouvelle ses protestations ; mais, par un mouvement concerté, son frère Jones Burdett et le patriote irlandais O’Connor le prennent par le bras, l’enlèvent et le font monter dans la voiture qui a été préparée pour le recevoir et qui le transporte rapidement à la Tour par les rues les plus écartées. Cette expédition avait eu lieu de grand matin ; le peuple n’en eut connaissance que plus tard. Furieux que sa vigilance ait été mise en défaut, échauffé d’ailleurs par les actes de désordre qui avaient marqué l’oisiveté de ces trois jours d’attente, il se porte en masses pressées vers la Tour, et attaque à coups de pierres l’escorte qui, après avoir conduit le prisonnier, rentrait dans ses quartiers. Alors le sang coula ; les militaires, poussés à bout, se virent forcés de faire usage de leurs armes, et, comme cela arrive presque toujours dans les émeutes, des victimes innocentes ensanglantèrent la mise en scène d’une comédie que Burdett avait trop prolongée ; péripétie cruelle à laquelle il ne s’attendait pas, qui lui fit tort dans l’opinion des honnêtes gens, et qu’il ne put effacer par de stériles regrets.

Mais voici quel fut l’épilogue de cette curieuse affaire : les personnes détenues en vertu d’un warrant de l’une des deux chambres, sont, d’après l’usage, libres de droit dès que la session finit. Comme la prorogation du parlement approchait, les amis de Burdett conçurent l’idéede l’aller prendre à sa sortie de la Tour pour le reconduire processionnellement jusqu’à sa demeure. Les journaux furent chargés d’en répandre la nouvelle, et afin que la cérémonie eût tout l’éclat désirable, un comité, qu’on pourrait appeler d’enthousiasme, en régla les dispositions connue on fait pour les solennités publiques. Le matin de cette grande journée tous les rôles étaient distribués, et la foule, à qui il n’est jamais nécessaire de faire répéter le sien, remplit bientôt toutes les rues par où devait passer le cortège depuis Tower-Hill jusqu’à Piccadilly. Jamais Londres n’avait présenté un pareil spectacle ; les boutiques étaient fermées comme dans le saint jour du sabbat. Trois cents cavaliers s’étaient portés à l’entrée de la Tour. D’autres corps à pied, rangés derrière, déployaient au vent des bannières chargées d’inscriptions telles que celles-ci : jugement par le jury ! Magna Charta ! Burdett pour toujours ! La plus grande partie de la journée se passa dans ces préparatifs. À trois heures le parlement était prorogé, et le prisonnier n’avait pas encore paru. Une heure s’écoula encore ; la foule commençait à concevoir les plus terribles soupçons, lorsqu’il se fit un mouvement parmi les soldats que la curiosité avait attirés sur les remparts. L’un d’eux prit un porte-voix et cria au peuple : il est parti par la rivière. Cette étrange nouvelle, répétée à quelques minutes de là par un constable, ne trouva que des incrédules parmi ceux qui purent l’entendre. Alors le gouverneur de la Tour fit placer aux endroits les plus apparens trois écriteaux où ces mots avaient été tracés en gros caractères : Sir Francis Burdett est parti à trois heures et demie par le côté de l’eau. Il ne fut plus possible de douter ; le bruit s’en répandit aussitôt avec la rapidité de l’éclair, et il fallut quelque temps avant que les ordonnateurs, déconcertés par un incident qu’ils étaient loin de prévoir, se remissent de leur confusion, Mais, ne voulant pas en demeurer pour les frais de leur manifestation avortée, ils se résignèrent à donner le signal d’un triomphe auquel il ne manqua que le triomphateur. La procession, reformée tant bien que mal, se dirigea vers Piccadilly pour féliciter dans sa maison l’héroïque député de Westminster, et, comme la nuit était venue sur ces entrefaites, aux cris de lights up, « allumez les torches, » l’immense ville se trouva en un instant illuminée.

On a expliqué diversement la conduite de sir Francis Burdett dans cette circonstance. Ses amis prétendirent, et lui-même s’est excusé de la sorte, que le souvenir du sang versé lors de son arrestation lui avait causé une si vive douleur, qu’il voulut éviter de mettre une seconde fois en péril la vie de ses concitoyens, et déjouer ainsi les espérances secrètes de la calomnie. D’autres, qui le connaissaient mieux, ont attribué à sa retraite inattendue un motif plus personnel et plus intime encore. Le même jour, John Gale, ce premier martyr de l’arbitraire, devait sortir de Newgate ; on lui avait réservé une place assez en vue dans le cortège. La jalousie du tribun, et peut-être un peu la morgue du gentilhomme, se révoltèrent à la pensée qu’un obscur orateur de taverne, un homme de rien, un ancien apothicaire, partagerait les honneurs de la popularité avec celui que la patrie avait proclamé la gloire de Westminster, l’orgueil de la Grande-Bretagne, avec un baronnet de souche normande qui avait 30, 000 livres sterling de revenu. Il est fort possible que la fuite de sir Francis Burdett n’ait pas eu d’autre raison, tant les vaniteux sont sujets à de pitoyables jalousies, à de puériles petitesses.

Il est à remarquer qu’il y a dans l’existence éphémère de ceux qui n’ont été que les fétiches de la multitude un jour d’adoration suprême où elle leur a décerné le triomphe. Le plus horrible des tribuns et le plus niais de tous, Marat pendant la révolution, le bonhomme Broussel au temps de la fronde, ont eu chacun le leur. Sir Francis Burdett, par raffinement peut-être, fit promener un million d’hommes autour de son char vide. C’est à ce moment qu’il faut marquer l’apogée de sa fugitive gloire. Ce procédé équivoque ébranla son crédit. Si pendant bien des années encore le bas peuple demeura fidèle à l’objet de son fanatisme, la classe moyenne, dont l’assentiment faisait sa véritable force, ne s’abandonna plus à lui sans réserve, et ses partisans les plus proches se mirent à l’observer avec une injurieuse méfiance.

Le temps était loin pourtant où Francis Burdett devait justifier leurs soupçons. Il faut passer rapidement les années qui ont précédé la chute de l’empire. L’opposition de Burdett au parlement conserva le mène caractère d’insulte et de dénigrement, mais elle n’amena aucun fait nouveau. Il ne manqua aucune occasion de harasser le ministère de lord Liverpool, ce cabinet qui fut si glorieux et si funeste à la fois, tantôt l’accusant de dilapider la fortune de l’état, tantôt le sommant de mettre fin à une guerre inique. Du reste, il ne prenait que rarement la parole dans la chambre des communes, où il se considérait comme étranger, où l’éloquence seule aurait pu jeter un éclat toujours nouveau sur son isolement. De même que la minorité républicaine allait se consoler aux jacobins des rebuts qu’elle éprouvait dans l’assemblée constituante, ainsi Burdett préférait aux murmures de Westminster-Hall les succès bruyans et faciles de la taverne de l’Ancre et de la Couronne. Là, du moins, un auditoire dévoué ne l’interrompait que par ses applaudissemens.

Nous touchons au moment où sir Francis Burdett cesse d’être le seul chef et le seul drapeau du parti plébéien en Angleterre. Les successeurs de Pitt avaient hérité de sa politique et non de son génie. Cependant la nation, qui croissait toujours en richesse, voyant dans la guerre européenne une cause incessamment active de puissance et de prospérité, leur avait continué son appui, et, c’était sa connivence tacite, mal désavouée par des agitations passagères, qui leur avait permis, à eux et à leurs créatures, de relâcher par la corruption tous les ressorts de l’état, charger l’avenir du fardeau de cette dette immense dont le chiffre confond la pensée, de se montrer hostiles à toutes les réformes, de consommer l’asservissement de l’Irlande, et au dehors de concourir à l’asservissement de ces peuples que de menteuses promesses avaient ameutés contre Napoléon. Quand la seconde chute de ce grand mortel eut enfin pacifié le monde, l’Angleterre dut compter avec elle-même ; il se trouva que sa situation, si brillante en apparence, était grosse de périls et de crises. Une royauté sans prestige, un cabinet ennemi de toute liberté dont Castlereagh était l’âme, une aristocratie qui venait de se faire payer le salut de la république par une loi agraire de nouvelle espèce ; une population de prolétaires que l’industrie avait fait sortir du sol et que ses merveilles même condamnaient à d’éternels besoins ; toutes les questions vitales qui auraient dû être résolues vers la fin du der-