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REVUE DE PARIS

de la montagne, la haine de la France, la popularité d’une guerre qui absorba bientôt toutes les ressources de l’empire ; enfin, lors de la dernière motion, l’imminence de la crise intérieure qui s’était compliquée d’une sédition de la flotte, toutes ces causes concoururent à serrer autour de Pitt les rangs d’une majorité imposante. Repoussée, mais non pas convaincue, la minorité recula sur ce point, et attendit des jours meilleurs.

Du parlement, la cause de la réforme tomba tout entière dans le parti populaire. Il la recueillit, s’en fit un but, et déploya pour l’atteindre tout ce qu’il avait d’énergie, de constance et de colère. L’échec de 1794 l’avait éclairé sur le péril et l’inutilité de conspirations qui tendaient vaguement à la destruction de toute chose. La réforme parlementaire, c’était un besoin positif qui avait été reconnu, un sujet de discussion familier au peuple ; de plus, elle comprenait toutes les autres et se prêtait à tout. Retranché dans la forteresse de la constitution, le radicalisme put se livrer en toute sécurité aux plus hardis écarts, prendre même pour programme l’étrange motion faite en 1780 par le duc de Richmond à la chambre des lords et s’en approprier les trois points capitaux : à savoir le suffrage universel, la circonscription électorale et les parlement annuels. Armés de ce catéchisme politique, les mêmes hommes que la vigueur dictatoriale de Pitt avait un moment terrassés, organisèrent peu à peu la grande révolution légale dont notre époque seulement a vu le terme, qui, après quarante années des vicissitudes les plus diverses, a eu la bonne fortune de rencontrer le second triomphe de la démocratie française vers son dénouement, comme à son origine elle avait reçu du premier son élan électrique et son inébranlable confiance.

Ce grand mouvement national a parcouru deux phases bien distinctes : la première comprend l’époque des guerres de la république et de l’empire, époque où, éloignée du parlement par une diversion si puissante, la faction réformiste a dû vivre de scandale, ramener sans cesse l’attention sur elle par sa turbulence et ses tracasseries et, pour éviter l’abandon, aller recruter ses prosélytes dans la taverne et dans la rue. Plus tard, lorsque la paix aura rendu inévitable l’examen de la situation intérieure, lorsque la réforme, objet de tant de dédain, sera invoquée par des populations irritées et souffrantes, comme la panacée capable de fermer toutes les plaies de l’état, l’aristocratie anglaise, avec ce tact admirable qui la fait toujours intervenir dans les agitations plébéiennes au moment précis où elles vont la déborder, détachera quelques-uns de ses membres qui imprimeront à cette question une direction plus constitutionnelle, et la réforme, si long-temps bannie, remontera dans le parlement. Ce sera là sa dernière phase. La popularité de sir Francis Burdett remplit toute la première ; elle s’efface dans la seconde.

Des circonstances particulières se joignirent aux causes générales que nous venons d’esquisser pour jeter sir Francis Burdett sur la scène politique. Parmi les démagogues qui avaient formé les sociétés jacobines se trouvait Horne Took, esprit ardent et convaincu que l’on doit considérer commue le chef de l’école radicale dont les principes troublent encore l’Angleterre. Jadis adversaire du fameux John Wilkes, le tribun du temps de la guerre d’Amérique, dont il avait commencé par être l’ami ; infatigable promoteur de toutes les réformes, cet homme qui n’a pas encore été jugé, dont la mémoire flotte entre les louanges exagérées de ses partisans et les sarcasmes amers de ses ennemis, a exercé jusqu’à sa mort, arrivée en 1812, une grande influence sur les agitations intérieures de son pays. Mais sa pauvreté, la bassesse de sa condition, sa qualité de membre du clergé qui le fit exclure du parlement un an après qu’il y fut entré, ne lui permirent pas de prendre, à la tête du parti populaire, le rang dont ses hautes facultés l’auraient rendu digne. Il semble qu’il ait désespéré de franchir les obstacles qui s’opposaient à ce qu’il fût lui-même l’apôtre de ses idées. C’est lui, en effet, qui sut inspirer à Burdett le désir de consacrer sa vie à la cause de la réforme parlementaire, au moment où la minorité whig venait de l’abandonner.

Le jeune Burdett avait été son élève à l’école de Westminster car Horn Took n’est pas seulement connu pour son radicalisme ; il a laissé la réputation d’un grammairien érudit. Ses études achevées, le disciple, devenu l’ami de son maître, avait puisé dans ce commerce une passion si forte pour les nouveautés politiques, qu’il était allé en 1790, âgé de vingt ans à peine, assister à Paris même au spectacle de la révolution française, et y avait suivi assidument les séances de l’assemblée constituante et des clubs. Tout ce qui manquait à Horne Tooke en considération et en influence dans un pays où la richesse et la naissance emportent l’idée de respectabilité, Burdett le possédait. Il sortait d’une famille très ancienne qui, remontant en ligne directe jusqu’à la conquête normande, se regardait comme l’égale des plus nobles maisons d’Angleterre. Comme il n’était pas né l’héritier du titre, il avait reçu une éducation solide et avait été nourri de la pensée qu’il devait se frayer son chemin dans le monde. Mais la mort prématurée de son frère aîné l’avait mis tout à coup en possession de ses droits et d’une immense fortune qu’il accrut encore par son mariage avec la fille du riche banquier Coutts. Le choix du vieux démocrate ne pouvait tomber sur un homme plus propre à remplir le rôle d’apparat qu’il lui réservait. Si sir Francis Burdett n’était pas doué d’un génie élevé, et ne pouvait, comme sa conduite l’a bien prouvé plus tard, se passer d’une sorte d’Égérie politique, il avait une chaleur de sang, une impétuosité naturelle qui entraînait comme elle l’emportait lui-même et le rendait propre à agir sur les masses. D’ailleurs il possédait toutes les qualités extérieures qui sont nécessaires à qui veut haranguer la foule, et surtout une foule anglaise. Il était grand, bien pris dans sa haute taille ; sa figure, qui rappelait le type normand, ses belles manières, son air de gentilhomme, devaient faire impression sur la multitude que la politesse de ceux qui briguent sa faveur flatte toujours plus que leur familiarité. Il annonçait déjà cette sorte d’éloquence verbeuse et superficiellement érudite qui lui valut de grands succès dans les meetings, mais qui supporta mal l’épreuve de la tribune parlementaire ; et l’affectation qu’il avait mise à se compromettre dans les clubs de 1793 permettait d’espérer qu’il rechercherait avant tout le scandale et le bruit. Tel était le patricien qui vint jeter le poids de son nom et de son opulence dans le parti du peuple, au moment où la réaction se prononçait dans les classes supérieures contre la cause de la réforme.

Mais, pour que la mission qu’il s’était donnée eût du retentissement, il fallait la jeter comme un défi au parlement lui-même. Les élections générales de 1796 offrirent à Burdett l’occasion qu’il attendait avec impatience ; seulement, comme il était inconnu encore, il se vit dans la nécessité de demander aux abus le droit de les combattre. Il acheta donc du duc de Newcastle une des nominations de son bourg de boroughbridge, et arriva dans la chambre des communes à temps pour parler sur la dernière motion de M. Grey. La profession de foi qu’il fit en cette circonstances fut entièrement républicaine. L’assemblée quoique peu préparée à goûter de pareilles doctrines, ne semble pas avoir pris garde aux phrases insolites du nouveau venu. Mais peu à peu, quand il n’y eut plus que lui qui se souvint de la réforme et se chargeât d’en raviver la mémoire, il devint un personnage à cause de cette singularité même, et le bas peuple apprit à le considérer comme le seul membre qui fût à lui dans la chambre. Les agitateurs anglais comprennent merveilleusement la puissance d’un même mot qu’on répète toujours, d’une même idée que sans cesse on reproduit sous mille formes ; ils savent que cette puissance, si peu qu’elle soit d’abord, finit par croître avec la rapidité de l’intérêt composé en arithmétique. Pendant vingt-deux à vingt-trois sessions, sir F. Burdett fut, pour ainsi dire, le seul homme de son parti au parlement ; pendant ces vingt-trois sessions, la réforme ne donna lieu qu’une seule fois à un débat de quelque importance en 1809 et lui, tant que dura cette indifférence systématique des pouvoirs de l’état, il ne cessa de ramener tout à sa pensée favorite, de prononcer le mot, de rappeler la chose, de montrer du doigt à tout propos la tache originelle sur le front des législateurs, et de leur prédire la fin du règne de la corruption ; manœuvre irrésistible en même temps qu’elle est simple, et qui demande, moins de génie que de persévérance. Ainsi, dès le début, comme on le fit remarquer un jour, il prit l’habitude de dire ce meeting, cette assemblée, en parlant de la Chambre des communes, pour qu’il fût bien établi qu’à ses yeux elle n’était pas le produit des choix libres du pays. Ce langage irritait quelquefois, et quelquefois faisait sourire dédaigneusement la phalange du banc de la trésorerie. Aussi ses orateurs le malmenaient souvent. Un jour, c’était M. Perceval qui le traitait de visionnaire, et l’accusait de tout voir à travers le brouillard de ses préjugés. Un autre jour, M. Archdale lui adressait cette apostrophe en latin :

Disce, puer, virtutem ex me, verumque laborem,
Fortunam ex aliis

Le puer avait alors trente-deux ans. Mais les applaudissemens du dehors le consolaient vite de ces mortifications passagères,