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On perçoit l’envergure de la fresque projetée où devaient figurer les représentants des courants opposés de la vie russe et où l’auteur allait poser les problèmes qui intéressent les assises mêmes de toute la collectivité humaine.

Mais déjà le plan nous fournit en soi la clef de l’œuvre totale de Dostoïevsky, grâce au caractère autobiographique qu’il attribuait à La Vie d’un grand pécheur et que la réalité des faits moraux, voire matériels, notés dans le plan, confirme entièrement. En mettant en évidence cette valeur propre du plan nous aurons donné la raison supplémentaire du soin que nous avons mis à son éclaircissement.

La lettre de Dostoïevsky à Maïkov précédemment citée contient, on s’en souvient, une première allusion nette au fait qui nous occupe : « La question dominante — traitée dans toutes les parties est celle qui m’a tourmenté, consciemment ou non, toute ma vie : l’existence de Dieu. »

Une lettre antérieure au même confident, écrite quinze mois auparavant (le 11 décembre 1868), est plus formelle encore à cet égard. Le titre que portait alors le roman fut : L’Athéisme, et le héros avait quarante-cinq ans (l’âge approximatif de Dostoïevsky à cette époque, notons-le) ; mais il ne s’agissait là que d’une première ébauche qui s’élargit à mesure pour devenir La Vie d’un grand Pécheur, les lettres qui suivent en témoignent. Au surplus, si le décor se transforme, l’ambiance morale, l’esprit des personnages demeurent les mêmes.

Dostoïevsky écrit donc de Florence :

« Mon esprit est en ce moment occupé ici par un roman immense dont le titre est L’Athéisme (pour l’amour de Dieu, c’est entre nous). Mais avant de m’y mettre, il me faut lire presque toute une bibliothèque d’œuvres athées, catholiques et orthodoxes. Même mon existence entièrement assurée, le roman ne pourrait être achevé avant deux ans au plus tôt : le héros existe. C’est un Russe de notre société, d’un certain âge, pas très instruit, mais non sans culture, non sans grade, et qui, à son âge, perd soudainement foi en Dieu. Durant toute sa vie il n’était occupé que de ses fonctions, ne quittait pas l’ornière suivie, et jusqu’à l’âge de quarante-cinq ans, ne se distingua en rien.

» La perte de sa foi agit sur lui profondément… Il fréquente les nouvelles générations, il cherche parmi les athées, les Slaves et les Européens, les hérétiques russes, les ermites et les prêtres ; entre autres il est pris dans les filets d’un jésuite prédicateur, un Polonais ; après lui, il s’enfonce dans les profondeurs de la khlystovstchina[1] et finit par reconnaître le Christ, la terre russe, le Christ russe et le Dieu russe (Par amour de Dieu n’en parlez à personne, car, pour

  1. Milieu des Khlysty ; secte mystique congénère des Adamites et des Quakers, croyant, au surplus, à la transformation des âmes.