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LA REVUE DE PARIS

la rumeur bruyante des Pavlovtzi fut remplacée soudain par le crépitement des fusils (par inexpérience je le pris pour un bruit de mitrailleuse). Jusqu’à ce moment, il n’y avait eu que le bruit familier des cris humains, mais ce son de la fusillade ! Ma première pensée rapide fut : « Est-ce vraiment possible ? » Et aussitôt la réponse vint : « Oui, c’est déjà fait. »

Le passage de la limite — voilà où réside le fatal. Après, ce n’est déjà plus important ; mais ce qui l’est, c’est le passage de l’élément paix à l’élément guerre, de l’élément vie et humain à l’élément mort et inhumain. Je me souviens aussi du silence qui tomba après les coups de feu, de la fuite muette de la foule terrifiée. Beaucoup, en courant, trébuchaient, tombaient, ou bien se couchaient d’eux-mêmes, et je pensais que c’étaient tous des tués. Plus tard, j’appris qu’il n’y avait eu en tout qu’un blessé.

On vit dans le leurre du personnel, du réel, du provisoire. Et c’est seulement à ces passages de la limite, lorsque le mécanicien semble changer le ruban, que l’on rejette pour un instant l’erreur et que l’on aperçoit toute la mécanique. Et l’homme devient alors impersonnel, irréel et éternel. Tel qu’il est en vérité !

29 avril, le jour. — Si l’arrivée des blancs nous a apporté à tous un tel soulagement, qu’a-t-on dû ressentir à Kief, Odessa et ailleurs ? Ici régnait une légalité, en vérité relative, mais une légalité tout de même ; on ne pillait pas, on ne tuait pas, on ne faisait que menacer parfois. Mais là-bas ? Pour la première fois, depuis six mois, nous avons eu le sentiment de la sécurité personnelle, de cette simple et naïve sécurité, à laquelle s’est depuis longtemps habitué tout le monde civilisé et qu’il considère comme une condition normale de l’existence. On ne nous avait pas touchés, mais on aurait pu le faire à n’importe quelle minute. La nuit, nous dormions, mais n’importe quelle nuit « ils » auraient pu venir (pas même les Finnois, mais ceux qui arrivent à pied ou en automobile grise et tuent) et peupler la maison d’horreur. Et lorsque la nuit s’écoulait tranquillement, cela n’avait qu’une signification : cette nuit s’était écoulée tranquillement, mais la nuit nouvelle pouvait apporter du nouveau. Lorsque les gardes-