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LA TRAGÉDIE RUSSE

maladies. Mais qu’est-ce que cela peut bien leur faire, lorsque leur amour-propre grince inapaisablement et exige un lubrifiant, lorsque les « masses » ont entre les mains non seulement les lauriers mais aussi les verges ? Voilà Chaliapine qui s’est mis à chanter en l’honneur de Marx. Homme de pauvre caractère et couard !

Je me suis demandé une nuit — dans l’insomnie — quel châtiment méritait Lénine. Et j’ai trouvé ceci : il n’y a pas de châtiment à la mesure de sa faute. Pour un « héros » ou un criminel de petite envergure, il y a la croix de Saint-Georges ou le bagne et le poteau, il y a 20 kopecks et les travaux forcés, mais pour celui-là ? Pour Judas l’humanité imagina le remords et le suicide ; mais si Judas n’a pas de conscience ? Que faire à un Judas qui n’a pas de conscience ?

28 avril. — En quatre ans de guerre il s’est passé beaucoup d’événements monstrueux, extraordinaires, saisissants (Verdun, la Galicie, la bataille de la mer du Nord, notre retraite, etc.) ; mais, pour la force de l’impression, pour la profondeur et l’extraordinaire de la perception de la guerre mondiale, rien ne peut, à mes yeux, se comparer aux premiers jours, aux deux ou trois premières semaines. Ce qui vint ensuite, non seulement n’ajouta rien, mais diminua en quelque sorte la première sensation du fatal et du grandiose. La fin du monde devint « une tranche de vie », la catastrophe se répéta, et, peu à peu, il fut clair que, même pour le fatal, il existe une certaine limite.

La même chose se passa pour les coups de fusil « sur les citoyens ». Cette année, j’en ai entendu plus qu’il n’en faut : aux journées de juillet, en octobre, pendant la fusillade habituelle de Pétrograd, enfin ces 10-23 avril, quand, à 5 verstes d’ici, s’est livrée une bataille sanglante pendant une demi-journée. Mais rien, même la prise du Palais d’Hiver, ne m’a donné une sensation aussi forte et aussi extraordinaire que les premiers coups de feu sous nos fenêtres le 21 février. C’était, il est vrai, la première fois que j’entendais tirer sur des insurgés. Jusqu’alors, je ne connaissais cela que par des lectures et par ouï-dire. Et le fatal ne se répéta jamais avec la puissance qu’il eut à cette heure crépusculaire, quand