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LA TRAGÉDIE RUSSE

est douteuse, son accord avec le diable est du moins indiscutable et évident. Et qu’est-ce que le bolchevisme à ses yeux ? Sans doute une espèce de mort-aux-rats ou de poudre à cafards. « Sans danger pour les hommes », comme le disent les annonces ; on peut enlever les cafards crevés à la pelle. Pourquoi les Allemands n’exigent-ils pas de Lénine qu’il autorise de nouveau la vente des boissons ? Ce serait la dernière touche au tableau, délicieusement esquimaude…

La guerre a posé les bases de l’empoisonnement moral. Le fait que j’aie accepté la guerre, c’est-à-dire que je l’aie transportée du plan général et humain dans le domaine « patrie » et politique, a été provoqué sans doute par le simple instinct de conservation : sans cela la guerre ne serait demeurée pour moi qu’un rire rouge et j’aurais dû, inévitablement et dans un bref délai, perdre la raison. Ce danger de perdre la raison a subsisté pour moi durant toute la guerre et, par moment, il se faisait sentir assez terriblement. Je luttais contre lui par le journalisme. Et ces deux choses si faibles, le Roi et le Joug de la guerre[1], le sont précisément (surtout la dernière) parce qu’en somme elles représentent de fort mauvais journalisme. Il fallait vivre pour ne point dérailler.

Chose curieuse, je retenais à demi consciemment mon imagination pour qu’elle ne se représentât point l’essence de la guerre. C’était un travail énorme, car mon imagination est impossible à retenir ; du moins elle le fut durant toute ma vie. Presque indépendante, elle soumettait et les pensées, et la volonté, et les désirs, et elle était surtout puissante dans les représentations des images de l’horreur, du mal, de la souffrance, du soudain et du fatal. Je ne sais comment j’ai fait, mais j’ai réellement réussi à la mettre en bride, à la rendre à l’égard de la guerre purement formelle, presque officieuse, à l’arrêter aux communications gouvernementales et à la platitude des journaux.

Mais tout en m’empêchant de plonger d’un seul coup dans les ténèbres de l’anarchie, cela ne me sauvait qu’à moitié. Car, à côté de l’imagination d’en-haut, l’imagination gouvernementale, rangée dans un cadre sévèrement officieux,

  1. Ouvrages d’Andreïeff.