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LA REVUE DE PARIS

donné à Ève de mauvais conseils et qui lui avait inspiré de sots désirs. Mais ensuite, lorsqu’il contemplait son œuvre de jardinier, il haussait les épaules. Cette œuvre de ses mains lui paraissait plus solide et de meilleur avenir que la création improvisée du Paradis.

Certes ce n’était point à tort qu’il en était fier ; mais le travail était très pénible, et c’était pitié de voir Adam si usé par les fatigues. Après tant d’efforts, il ne lui restait que la peau sur les os. On lui aurait donné deux siècles de plus que son âge. Ève, au contraire, aurait pu passer pour son arrière-petite-fille.

Cette différence ne surprenait nullement le tio Correa. Durant sa vie aventureuse, lorsqu’il voyageait dans les pays les plus avancés et les plus modernes, il avait souvent observé que le mari travaille avec une énergie extraordinaire, passe la journée hors de chez lui à lutter âprement pour la conquête de l’argent, tandis que la femme reste dans son salon à jouer du piano et à recevoir des visites. Le résultat de cette inégalité dans l’effort, c’est que les femmes ont l’air d’être les filles de leurs époux, et que ceux-ci meurent ordinairement beaucoup avant elles.

― À vrai dire, ― continua le vieux, ― je ne sais pas qui mourut le premier, d’Adam ou d’Ève ; mais je parierais bien, sans crainte de perdre, que ce fut le pauvre Adam. Assurément Ève dut lui survivre et devenir une de ces riches veuves qui s’entendent parfaitement à administrer leur fortune. Ne doutez pas qu’elle a vécu de longues années, entourée de l’amour et du respect de ses innombrables enfants qui ne se souciaient pas d’être déshérités par leur mère.

Pauvre Adam ! Certains jours, après le travail, il était si fatigué que la respiration lui manquait et qu’il s’asseyait sur le pas de sa porte, pour se reposer un peu. Il avait passé la journée entière à piocher la glèbe, ou à dompter le cheval sauvage et le taureau farouche. Il aurait eu grand plaisir à contempler son Ève pendant quelques instants. Beaucoup d’hommes ne sont-ils pas enclins à adorer les êtres pour lesquels ils souffrent, et tout ce qui nous coûte très cher ne nous inspire-t-il pas une irrésistible admiration ? Or cette femme lui avait coûté le Paradis.