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est sans remède. Il y aura toujours des riches et des pauvres, et ceux qui sont nés pour servir les autres doivent se résigner à leur triste sort. Ma grand’mère le disait bien, et pourtant elle était une femme : c’est la faute d’Ève s’il n’y a pas d’égalité dans le monde ; et nous, qui passons rageusement notre vie à servir et à engraisser les autres, c’est la première femme que nous devons maudire pour la servitude à laquelle elle nous a condamnés. Mais quel est le mal qui n’a point pour cause les femmes ?

Le désir que le vieux avait de se plaindre, l’induisit à parler d’un Espagnol qui, dans la matinée, avait eu un bras saisi et horriblement broyé par l’engrenage d’une batteuse. On avait transporté le blessé à la ville la plus proche, c’est-à-dire à trente kilomètres de la ferme, pour lui donner les soins nécessaires. Le malheureux resterait mutilé et traînerait une vie de misère et de privations.

Le souvenir de cet accident produisit chez les auditeurs une tristesse et une inquiétude visibles. Et le vieux, comme s’il regrettait d’avoir fait naître le silence tragique qui pesait autour de lui, s’empressa d’ajouter :

― C’est une victime de plus de notre première aïeule. Oui, Ève seule est responsable de ce que les choses vont si mal sur cette terre.

Alors ses camarades, surtout ceux qui le connaissaient depuis peu de temps, montrèrent une grande envie de savoir pourquoi Ève était responsable de leurs disgrâces ; et le vieux se mit à conter le mauvais tour que notre première aïeule avait joué aux hommes

Le tio Correa avait « ses lettres ». Dans son pays natal, où il avait exercé diverses professions, il avait toujours été un lecteur assidu de journaux. De plus, il avait assisté à maintes réunions politiques, travaillé à maintes élections, prononcé même des discours de sa façon dans les cabarets populaires. Il avait donc sa rhétorique, et il commença par protester que ce qu’il allait raconter n’était pas une fable. Il s’agissait d’un fait réel, encore que ce fait fût très ancien, puisqu’il était arrivé quelques années seulement après qu’Adam et Ève eurent été chassés du Paradis terrestre et condamnés à gagner leur pain à la sueur de leur front.