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X


Le printemps était revenu. La vie cruelle et charmante déployait son génie minutieux ; c’était le temps où la croissance semble devoir épuiser la terre et les eaux. Mais la mort savait limiter la vie, et se servir de la vie même. Il n’y avait pas un brin d’herbe où régnât la sécurité. Chaque insecte avait son fauve, carabe véloce ou fourmi-lion accroupi au fond du piège, qui mouraient à leur tour sous le bec des oiseaux ou la dent des insectivores. L’épervier, la fouine ou le hibou se gorgeaient de sang frais. Sur toute chose régnait l’étrange bête verticale qui règle la vie et la mort dans la forêt, sur la plaine, la colline, la montagne, et jusque dans les gouffres de l’océan.

Le destin des Givreuse semblait maintenant plus trouble encore et plus redoutable. L’inquiétude des jeunes hommes s’accroissait : une fatalité nouvelle était venue depuis le jour où l’un d’eux avait échangé l’obscur aveu avec Valentine. Ils étaient définitivement rivaux, sans le vouloir, sans aucun des sentiments de haine ni d’amertume que comporte la rivalité — et cette rivalité n’en était que plus riche de souffrance et d’accablement. L’un ne pouvait s’immoler sans que l’autre fût irréparablement malheureux, comme si une part de son être était retranchée. Ce sacrifice apparaissait impossible ; tout en eux se révoltait ; la vie cessait de leur paraître désirable.

Ils aimaient Valentine comme ils respiraient : on eût dit que ces deux amours s’ajoutaient et se donnaient mutuellement plus de force. Lorsqu’ils ne réfléchissaient point, lorsqu’ils s’abandonnaient simplement à leur penchant, sans y mêler l’avenir, il y avait, dans la rivalité même, une douceur insondable, ils vivaient un présent à la fois très passionné, très charmant et très pur. Leur amour se confondait alors avec la joie d’être jeunes, avec la beauté des sites, des constellations, des falaises et de l’océan. Il n’y avait plus de projets, plus d’espérances, plus de craintes : ils se perdaient dans une hypnose consciente, ineffable, qui abolissait le temps…