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On n’a jamais vu un homme, un lion, une grenouille, un poisson, un crabe former par « bipartition » deux hommes, deux lions, deux grenouilles, deux poissons, deux crabes. Cela n’empêche pas que la bipartition est le mode primitif de la génération, et que, pendant une période qui est peut-être la plus longue de l’histoire des vivants, c’est en se divisant en deux que les êtres se multiplièrent… Et n’oublions pas, cher ami, que notre corps contient une multitude de cellules qui procèdent ainsi…

— Alors, vous supposez que Pierre de Givreuse…

Morlay s’interrompit, tellement l’hypothèse lui semblait ressortir à la démence.

— Je ne suppose encore rien, cher ami… Je me borne à donner une des deux conclusions que m’impose mon infirme logique… Cette conclusion, déjà terriblement falote en elle-même, l’est plus encore si on cherche à la préciser… Il faudrait en effet supposer non seulement que chaque cellule de Pierre de Givreuse s’est divisée en deux cellules, mais encore que toute la partie minérale ou pseudo minérale du corps s’est divisée d’une manière analogue : par exemple que chaque cheveu est devenu deux cheveux, que les éléments osseux se sont scindés particule par particule… et cela très rapidement. Il est clair que c’est d’une absurdité monstrueuse… Mais l’absurde ne doit jamais nous arrêter : l’histoire des sciences nous le montre à chaque pas.

Ils se turent. Le tiers de lune jaune était devenu rouge et allait plonger dans les flots. Des chouettes élevaient leurs voix de nécromanciennes.

— Si c’était pourtant un miracle ?

— Ce serait un miracle !… Mais ce mot a-t-il un sens ? Il suppose que nous croyons à des lois naturelles absolues — et qu’il faut un autre absolu pour les rompre. Je n’ai jamais cru qu’à des lois approximatives, susceptibles de « ruptures » ou même de disparition. Ce que nous savons du monde est absolument négligeable. Je me suis depuis longtemps gardé de bâtir un système général sur une base aussi microscopique ! Je vis sur des petits systèmes aléatoires ; je ne suis pas leur serviteur… C’est eux qui me servent. De quoi voulez-vous que je m’étonne ?