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faisant appel à cette mémoire des formes et des couleurs, si vive à son âge.

Enfin, découragée :

— Je ne sais pas !


VII


Les jours passèrent. Peu à peu l’invincible habitude rendait normale une des plus étranges aventures qui soient racontées dans les annales de l’homme. Madame de Givreuse s’habituait à la double présence de celui qu’elle croyait son fils et du fantastique inconnu, qui avait pris le nom de Philippe Frémeuse. Pendant deux semaines, les jeunes hommes ne sortirent point — hors quelques promenades furtives, le soir, dans les rues les plus désertes. Ils ne se quittaient guère. Non seulement, leurs forces et leurs facultés décroissaient lorsqu’ils n’étaient pas ensemble, mais il leur venait une sorte d’épouvante, le sentiment d’une affreuse solitude.

Cependant, une très lente métamorphose se faisait dans leurs êtres physiques et mentaux. Leur peau fut moins diaphane, leur teint moins terne, et leurs cheveux parurent plus épais. Leur densité aussi augmentait de trente-sept kilogrammes qu’ils pesaient au début de leur séjour à Gavres, ils étaient parvenus à quarante-quatre.

C’est avec Valentine de Varsennes que leurs relations étaient le plus singulières. Cette jeune fille vivait depuis trois ans avec madame de Givreuse lorsque la guerre éclata. Valentine avait d’abord l’aspect d’une enfant. Des voyages, une passion dure et fugitive, absorbaient Givreuse. C’est deux mois avant la guerre, qu’il commença d’aimer la jeune hôtesse d’un amour qui demeura secret : Pierre concevait qu’aucune aventure passagère n’était admissible. Tel le droit d’asile au moyen âge, le privilège de l’hospitalité conférait à mademoiselle de Varsennes des droits sacrés. Toute autre fin qu’un amour « pour le mieux et pour le pire » apparaissait condamnable.

Il attendit que le temps marquât la signification réelle des circonstances. Quand la guerre éclata, il n’avait plus d’incertitude pour lui-même, mais il discernait mal les sentiments