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à la fois par l’âme et les sens, ils ne parlaient plus, ils ne pensaient plus, ils ne voyaient plus.


— Voilà, voilà le côté divin de cette histoire, — interrompit le noir Docteur, — mais le côté humain[1], où est-il ? Ne le verrez-vous jamais, Ô Stello, Stello ! Ce Pays latin où nous marchons l’a vu au xiie siècle, quand l’homme était précisément ce qu’il est ce soir et sera dans douze autres âges, et si…

En parlant il frappait les murs et les pavés de sa canne avec un froid dédain, comme fatigué d’eux, de ce qu’il venait de dire et même de ce qu’il pensait intérieurement, et se tut pendant environ cent pas. Puis se souvenant tout à coup de ce dont il avait parlé, et rattrapant au vol ses idées dont il faisait peu de cas :

— Vos chers vieux murs à ogives moresques et arabes, ogives avec lesquelles les poètes de notre temps ne cessent de faire joujou en enfants qu’ils sont, vos chères colonnettes, vos gargouilles grossières comme leurs noms, tous ces trèfles de l’Alhambra dont les personnages du moyen âge sont les rois, les dames et les valets que vous ne cessez de mêler, couper et mêler jusqu’à satiété complète ; tous ces chers, vieux, sales murs, ont revu Abailard bien différent de ce qu’il est dans votre souvenir. Il fut tel, il est vrai, dans la fraîcheur de cet amour. Mais, ô égoïste et tyrannique professeur ! il n’était plus homme, et par sombre jalousie il ne voulut pas que la belle Héloïse fût encore femme. Combien elle lui fut supérieure, grand Dieu ! et combien le cœur de la femme est plus près que le nôtre du cœur de l’Ange !

» Cette Magdeleine sans repentir est-elle assez au-dessus de cet homme que des arguments et des arguties consolent ; elle qui ne veut pas et ne voulut jamais être consolée, dans sa naïve et franche désolation ! Le cœur de la femme brûle et fume sans cesse sur l’autel comme une sainte hostie toujours saignante ; elle obéit, elle prie, elle est abbesse, mais toujours, toujours amante, elle écrit et supplie pour obtenir la grâce d’une réponse. Le cerveau l’emporte chez l’homme, et il se

  1. Cf. Journal d’un poète, p. 181. « Le Docteur Noir est le côté humain et réel de tout ; Stello a voulu voir ce qui devrait être, ce qu’il est beau d’espérer et de croire, de souhaiter pour l’avenir : c’est le côté divin. »