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ennemi[1], et le dialecticien marchait d’un pas plus ferme et plus lent. Possédé par l’étude, son démon familier, il préparait pour le lendemain les triomphes de sa parole et, se souvenant de cette armée jeune et savante qu’il avait à conduire, il songeait à provoquer saint Bernard dans un terrible duel théologique devant le pape. Ce tournoi futur enflammait sa pensée et l’empêchait de sentir l’autre aiguillon d’amour qui le faisait marcher. Sur chacune de ces petites fenêtres de la rue où nous sommes, il voyait la tête étonnée d’un cardinal vaincu, et les ornements de ces grillages lui paraissaient les cordons rouges des barrettes qui s’inclinaient pour le saluer au concile de Soissons. Il lui arrivait de prononcer à haute voix des paroles latines qui lui devaient servir à résumer fortement son audacieuse pensée d’examen et de liberté. Il étendait les bras, et disait d’une voix sombre ces mots mémorables, par lesquels il déclara que le témoignage de la raison pouvait s’élever contre la révélation : Argumentum est ratio quæ rei dubiæ fidem facit.

Ensuite il s’arrêtait comme pour écouter les applaudissements de ses trois mille élèves à Saint-Denis. Et il reprenait sa marche, touchait du plat de la main ce vieux pan de muraille que je touche, en disant : « Ils n’ont rien à me répondre ! Ils sont abattus ! » et puis il frappait sa poitrine et voyait une triple couronne d’étoiles sur sa tête quand il parcourait d’un regard intérieur son Traité de la Trinité[2]. Le Paraclet[3], colombe divine, volait devant lui, toute blanche, à travers les ombres et, sur une maison que surmontaient trois petites flèches aiguës, tournoyait et voltigeait, en soupirant, l’Esprit divin. Une porte pesante, étroite, verrouillée, cadenassée, chargée de barres de fer, comme celle-ci, s’ouvrait doucement, et il entrait sans faire plus de bruit que n’en fait cette jeune religieuse en soulevant son voile noir pour regarder si nous la suivons. Des tapis épais prévenaient le bruit de ses

  1. Saint Bernard représentait Abailard au pape Innocent comme un précurseur de l’Antéchrist et le fit condamner par les conciles de Soissons et de Sens.
  2. Ce traité fut dénoncé comme entaché d’hérésie, et condamné par le concile de Soissons.
  3. Παράκλητος, Saint-Esprit intercesseur (note de vigny).