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les rues plus étroites et plus sombres. Les maisons hautes et sans lumières, avec leurs toits aigus, n’avaient d’éveillé que quelques mansardes où brillait de loin en loin un flambeau mélancolique, isolé, ouvert comme un œil, s’éteignant et se rallumant comme sous les efforts d’une paupière fatiguée, dans une veille pénible. Des vieux murs allongeaient partout leurs angles tout usés et leurs hautes bornes où se plaçaient en embuscades, autrefois, les tumultueux étudiants des vieilles universités. Les gouttières prolongeaient leurs longs museaux et faisaient tomber leurs ruisseaux sur les petits pavés aigus : et les petites portes, ornées de quelques rares sculptures, s’enfonçaient sous les arcades basses et noires.

— C’est ici que tout respire la passion du savoir ! C’est ici, c’est dans l’une des ruelles où nous sommes, — disait Stello en marchant, — que rôdait la nuit Abailard amoureux, fuyant ses élèves enthousiastes qui, cachés derrière les hautes bornes, cherchaient à le voir passer, et dont le cœur battait en distinguant, à l’angle des murs, le profil romain du jeune sage. Il marchait comme nous, en rêvant, et rêvait à l’optimisme[1] ressuscité depuis et dont il fut le premier chef ; il rêvait au péché originel et tâchait de s’affermir dans ses distinctions subtiles, se répétant que les hommes naissent sujets à la peine du péché, mais non au péché même. Mais son cœur l’interrompait en battant violemment, le dialecticien faisait un faux pas, et l’amoureux voyait Héloïse et ses pénitences voluptueuses. Elle était à genoux, s’humiliant comme pécheresse et brûlante comme adorée maîtresse ; l’extase commencée par la prière allait s’achever par l’amour. Son front était appuyé sur le marbre, ses mains blanches étaient jointes au-dessus de ses cheveux noirs, et sortaient jusqu’au coude des larges manches de son ample robe brune ; ses genoux ramassés sous les plis du vêtement touchaient presque sa poitrine ; un fouet chargé de rudes lanières de cuir était auprès d’elle, et elle attendait son maître en soupirant. Abailard n’y voulait pas penser trop tôt, et s’arrêtait en s’appuyant sur cette pierre où nous voilà tous deux appuyés aussi ; il se rappelait saint Bernard, son grand

  1. Pour Abailard, Dieu ne peut faire autre chose ni mieux que ce qu’il fait.