Page:Revue de Paris, 19è année, Tome 3, Mai-Juin 1912.djvu/696

Cette page a été validée par deux contributeurs.

et nous faire croire que l’on gagne quelque chose à se connaître ! Fi donc ! nous sommes bien au-dessus du passé à présent !

Ici l’homme ne comprit plus, et quand il vit le Docteur arracher lui-même des feuilles et les jeter à l’eau, il resta stupéfait.

— Prenez le reste si vous voulez, — dit-il, et pour quelques pièces d’argent, il lâcha les manuscrits ses ennemis, comme un os sur lequel il n’avait plus de joie à mordre.

— Après tout, — dit-il en haussant les épaules et regardant ses trois enfants, — qu’est-ce que ça nous fait à nous ? Nous ne savons pas ce qu’on veut, mais nous savons bien ce qu’on nous ôte. Tiens, Paul, voilà l’argent, va jouer avec ça, ne t’inquiète pas de demain, va, tous les jours j’ai à recommencer, j’y suis habitué ; va jouer, va avec tes frères, va, Paul. Messieurs, je me nomme Jean Loir, ouvrier tourneur.

Et il s’en alla sans saluer.

Les trois enfants laissèrent s’éloigner leur père et vinrent apporter à Stello le reste des parchemins qui volaient sur les pavés. Ils coururent à lui, dès qu’ils le virent, les bras ouverts et le cœur en confiance, sans savoir pourquoi ; et sans savoir non plus, ils firent le tour du Docteur Noir à quelques pieds de distance, comme on s’éloigne d’un feu trop ardent. Puis ils retournèrent au bord de l’eau, pour rattraper les livres qui nageaient et que depuis deux jours charriait la rivière. C’était un des divertissements les plus grands, dans ces jours-là, parmi cette partie du peuple, que de voir les livres venus du côté de l’île Saint-Louis se heurter contre les arches des ponts et flotter à côté des radeaux. Rien n’eût pu remplacer ces joies de la destruction, et le sourire de la victoire, sur le visage de la plupart des spectateurs, semblait poursuivre les ombres des immortels qui avaient passé les courtes heures de leur vie à léguer leurs pensées et leurs adieux aux ingrats qui les faisaient périr une seconde fois.

Stello et le Docteur Noir marchaient de front au milieu de cette multitude et suivaient, aussi vite qu’ils le pouvaient faire, la jeune sœur grise qui passait les yeux baissés, et à qui les plus gais ou les plus irrités faisaient place. Des deux rêveurs, l’un voyait avec commisération, l’autre avec mépris cette masse