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IX

Du Nord où il séjournait, Tonio Kröger écrivait à son amie Lisaveta Iwanowna, comme il le lui avait promis :

« Chère Lisaveta, là-bas en Arcadie où je retournerai bientôt, écrivait-il. Voici donc une espèce de lettre, mais elle vous décevra sans doute, car j’ai l’intention de me tenir un peu dans les généralités. Non que je n’aie absolument rien à raconter, que je n’aie pas vécu à ma façon quelques événements ; chez moi, dans ma ville natale, on a même voulu m’arrêter… mais je vous raconterai cela de vive voix. Il m’arrive maintenant à certains jours, de préférer exprimer convenablement des idées générales plutôt que de raconter des histoires.

« Vous souvenez-vous encore, Lisaveta, que vous m’avez appelé une fois un bourgeois, un bourgeois fourvoyé ! Vous m’avez appelé ainsi un jour où, entraîné par d’autres aveux qui m’avaient échappé auparavant, je vous avais confessé mon amour pour ce que je nomme la vie ; et je me demande si vous vous rendez compte à quel point vous disiez vrai en parlant ainsi, à quel point mon essence bourgeoise et mon amour pour la « Vie » sont une seule et même chose. Ce voyage m’a fourni des occasions de réfléchir à cela…

« Mon père, vous le savez, était un tempérament du Nord, réfléchi, profond, correct par puritanisme et enclin à la mélancolie ; tandis que ma mère, d’une origine exotique indéterminée, était belle, sensuelle, naïve, à la fois nonchalante et passionnée, et d’une impulsive légèreté. Sans aucun doute tout cela formait un mélange qui contenait des possibilités exceptionnelles, mais aussi des dangers exceptionnels. Ce qui en sortit fut ceci : un bourgeois qui se fourvoya dans l’art, un bohème qui a la nostalgie des bonnes manières, un artiste tourmenté par une mauvaise conscience. Car c’est ma conscience bourgeoise qui me fait