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de petits bouquets de fleurs des champs au corsage. Il y avait aussi dans la salle quelques enfants qui dansaient entre eux à leur manière, même quand la musique s’interrompait. Un personnage à longues jambes, vêtu d’un habit à queue d’hirondelle, quelque lion de province avec un monocle et des cheveux frisés au fer, commis principal des postes ou quelque chose de ce genre, paraissait être l’ordonnateur et le chef du bal. On aurait dit l’incarnation d’un personnage comique de roman danois. Empressé, transpirant, tout à son affaire, il était partout à la fois, se pavanait d’un air affairé à travers la salle en se soulevant avec art sur la pointe des orteils et en croisant d’une façon bizarre ses pieds chaussés de bottines pointues et vernies, levait les bras en l’air, donnait des ordres, réclamait la musique, battait des mains, pendant que les rubans de la grosse cocarde multicolore, insigne de sa dignité, qu’il portait fixée à l’épaule, et vers laquelle il tournait parfois la tête avec amour, voltigeaient derrière lui.

Oui, ils étaient là, les deux êtres qui avaient passé aujourd’hui devant Tonio Kröger, dans la lumière du soleil, il les vit de nouveau et ressentit une joie pleine d’effroi en les découvrant presque en même temps. Hans Hansen était tout près, contre la porte ; fermement campé sur ses jambes, et un peu penché en avant, il absorbait avec précaution un grand morceau de gâteau, tenant sa main en creux sous son menton pour recueillir les miettes. Et là-bas, contre la muraille, était assise Ingeborg Holm, la blonde Inge ; et justement le commis principal s’avançait vers elle en se pavanant et s’inclinait avec recherche, une main posée sur le dos, l’autre gracieusement ramenée contre la poitrine, pour l’inviter à danser ; mais elle secouait la tête, et faisait signe qu’elle était trop essoufflée et désirait se reposer un peu, sur quoi le commis principal s’assit à côté d’elle.

Tonio Kröger regardait les deux êtres pour lesquels il avait jadis enduré le tourment d’aimer, — Hans et Ingeborg. C’étaient eux, non pas tant à cause de certaines particularités et de leurs costumes semblables, qu’en vertu de l’identité de leur race et de leur type, de leur manière